Dans le prolongement des concerts Mahler de la saison dernière, celui du 1er décembre montre que la Philharmonie s’est mise décidément à l’heure mahlérienne. Or, comme s’émerveillait naguère Leonard Bernstein, « chacune de ses œuvres sonne comme un opéra ». Et, même si l’Autrichien n’a jamais composé pour le théâtre lyrique, le chant est partout présent dans son œuvre. Ainsi, sur les dix symphonies qu’il a achevées, cinq font appel à la voix – une voix qui fraye un sentier lumineux au sein d’une nature bienveillante, qui exprime un détachement du monde extérieur, un dépassement spirituel aspirant à la sérénité, une extase contemplative. Symphonique ou purement vocale, la musique de Mahler ne peut s’empêcher de chanter.
D’une instrumentation éthérée, allant de la comptine au conte fantastique, de la fable à la ballade, et nés du sentiment de la misère de sa propre enfance, les lieder avec orchestre extraits du Knaben Wunderhorn créent une atmosphère où le monde de l’enfance côtoie celui de la mort. Soutenu idéalement par un Daniel Harding, qui, au pupitre du Swedish Radio Symphony Orchestra, cisèle un accompagnement orchestral digne d’un orfèvre, le baryton allemand Christian Gerhaher (considéré comme le maître actuel du lied, et qui, s’il n’est pas le plus médiatisé, est l’un des barytons les plus sollicités au monde) excelle à mettre en valeur aussi bien la poésie intimiste et raffinée que les lignes mélodiques de ce cycle vocal mahlérien d’une grande variété d’inspiration, serpentant en arabesques subtiles, déroulant une trame acérée et pourtant soyeuse, serrée et pourtant vaporeuse. C’est très prenant par l’enveloppante chaleur du timbre et de ses tendres inflexions. Incontestable sommet émotionnel de sa prestation : le sublime Urlicht, marqué sehr feierlich aber schlicht. À souligner, par ailleurs, l’insertion, en première partie, d’un mouvement de la Première Symphonie supprimé en 1894, un Andante intitulé Blumine, dont il apparaît qu’il n’encombre guère les salles de concert.
Après cette entrée de choix, on passe au plat de résistance, avec la Symphonie n° 4 du Viennois. Œuvre de chef et œuvre de chanteuse, elle met en exergue l’aspect « alchimie sonore » qui choqua tant ses premiers auditeurs. Grâce et humour, contrastes dynamiques inouïs et fraîcheur de l’inspiration, certitude sereine et doute acide, ingénuité et acuité, auto-compassion et sarcasme, parodie et ironie s’entrelacent dans cette partition au matériau musical d’une incroyable hétérogénéité. À telle enseigne que, lors de la première parisienne, Vincent d’Indy estima qu’il s’agissait d’une « musique pour Alhambras ou Moulins-Rouges » ! Quelle grossière méprise ! Une musique en avance sur son temps, oui, tant du point de vue formel qu’harmonique. Une musique, avertit Philippe Herreweghe (qui la dirigea maintes fois), qui « reflète nos rêves fantasques, lors de l’endormissement, quand la cruauté du réel et la consolation de l’impossible s’interpénètrent ».
À la manœuvre de passes d’armes contrapuntiques entre flûtes et bassons, hautbois et clarinettes, cors et trompettes, cordes et timbales, le leader britannique confère à l’ouvrage toutes ses dimensions dramatiques et lyriques, en évitant la moindre faute de goût, le moindre effet trop appuyé, le moindre relâchement de tension, la phalange suédoise suivant fidèlement sa gestique énergique avec un luxe de timbres, une imagination dans les phrasés qui forcent l’admiration. Le plus convaincant, c’est sans doute le troisième mouvement, un Adagio marqué Ruhevoll, que l’auteur himself considérait d’ailleurs comme particulièrement réussi, une musique métaphysique, qui trouve, sous la baguette inspirée du sujet de sa Majesté, sa poésie recueillie, son climat émouvant, mais sans pathos. Quant à la soprano suédoise Johanna Wallroth, laquelle n’intervient que dans le quatrième mouvement, un Lied, intitulé Das himmlische Leben, sur un poème du Wunderhorn, force est de constater qu’elle est aussi à l’aise dans le genre intimiste que dans les rôles d’opéra. Sa voix est un véritable enchantement, porté par la pureté cristalline d’un timbre, qui est, en même temps, voluptueux à souhait. Apogée de la symphonie, épisode chair de poule, moment d’apesanteur entre ciel et terre (la fameuse « suspension » qu’évoque à ce propos Adorno), où semblent abolies les notions mêmes de temps et d’espace. Rares sont les cantatrices qui se sont frottées avec tant de talent et de touches d’émotion qu’elle à cette vision mystique du Paradis. Mahler se targuait d’avoir peint sa symphonie, qui s’achève par un Lied à la gloire de la vie céleste, « du bleu uniforme du ciel ». Dont acte.