Un cimetière de néons démontés qui reflètent des décennies d’histoire de la capitale : le néon du cabaret « Le Castel » de la Place de l’Étoile, celui de la pizzeria Giorgio rue du Nord ou encore les grandes lettres « MOUSEL » qui, disposées verticalement, ornaient jadis la tour horloge de la Gare. On se trouve à l’étage des ateliers exigus de Néon Muller SA, sur les hauteurs de Bertrange. Les vieux néons s’y empilent pêle-mêle, rien n’est inventorié : « Cela fait vingt que je me dis : ‘Si on a le temps, on range’ », dit Christophe Richard, un des deux patrons qui fait le tour du propriétaire.
Ce patrimoine culturel, qu’aucune loi ne protège, a jusqu’ici peu intéressé les autorités publiques. Seule l’industrie du cinéma emprunte de temps à autre une de ces enseignes lumineuses pour ses décors. Or, ni les musées, ni les bibliothèques, ni les archives n’ont contacté Néon Muller pour demander d’archiver (ou d’exposer) une sélection de ces néons historiques. Alors que la firme s’apprête à déménager l’automne prochain, Richard promet de « ne pas tout jeter » : « On va faire le tri. On va amener dans nos nouveaux ateliers des choses de nos débuts… »
Contrairement aux tubes fluorescents, qui consomment jusqu’à quinze fois plus que le LED, le néon est relativement peu énergivore. Mais son heure de gloire est passée. Le néon ne représente désormais plus que dix pour cent du chiffre d’affaires de Néon Muller. C’est devenu un objet de nostalgie, révéré par les hipsters et adopté par les artistes. (Le Casino – Forum d’art contemporain y a dédié plusieurs expositions et le néon est presque devenu un nouveau cliché de l’art contemporain.) De bouche à oreille, Néon Muller est devenu une des adresses favorites des artistes luxembourgeois, à commencer par le duo d’artistes Brognon-Rollin, dont une gigantesque installation néon, fabriquée à Bertrange, orne depuis peu le P&R Bouillon.
À Bertrange, les ouvriers se retrouvent donc devant des croquis d’artistes conceptuels. « Des fois, ils nous poussent dans nos retranchements », admet Richard. Les noms des ouvriers-artisans de chez Néon Muller ne devraient-ils pas être cités comme co-créateurs des œuvres, à côté des artistes conceptuels ? La question semble surprendre les patrons de Néon Muller. Ce serait « normal » que l’œuvre soit attribuée au seul artiste, estiment-ils. Et d’évoquer un travail comme un autre, avec ses défis techniques à résoudre.
Jean-François Capelle (34 ans d’ancienneté) et Christophe Richard (29 ans d’ancienneté) ont la fierté des petits patrons. Ils ont résisté à la concurrence et se sont établis dans leur secteur. Avec seulement une trentaine de salariés, Néon Muller regroupe une dizaine de métiers : graphistes, menuisiers en plexiglass, métalliers, poseurs d’adhésifs, électroniciens, verriers, peintres, monteurs... « On veut avoir tout sous la main, ne dépendre de personne », affirme Jean-François Capelle. Mercredi dernier, dans les ateliers de Néon Muller, on a aperçu des panneaux de signalisation destinés à l’aire de Berchem, une camionnette d’un entrepreneur en train d’être enrobée d’adhésifs. Sur un poste de travail quatorze grandes lettres gothiques en aluminium et en plexiglass étaient alignées : Luxemburger Wort.
En fait, le développement de Néon Muller reflète celui de l’économie luxembourgeoise, qu’elle a fardée de néons, puis de LED, et pour laquelle elle a érigé des totems et boîtes-aux-lettres. Par ordre de grandeur, ses principaux clients sont les groupements pétroliers, les grands réseaux bancaires ainsi que les brasseries qui dominent le secteur horeca. Pour Néon Muller, le jackpot, c’est le rebranding de la corporate identity ou les changements de propriétaires : la KBL qui se renomme Quintet ou la Bil, devenue Dexia-Bil en 2000, puis redevenue Bil en 2012. Tout un réseau d’enseignes à retaper.
Capelle et Richard affirment ne pas trop craindre la prochaine crise économique : « Le potentiel de clients est large et varié ». La pandémie a livré une illustration de la résilience de ce segment particulier de l’industrie. Dès mars, Néon Muller s’est reconverti en fournisseur et installateur d’écrans de protection en verre acrylique. Alors que les deux firmes qui dominent ce marché, Röhm (mieux connue sous sa marque « Plexiglass ») et Altuglass, peinaient à suivre la demande, Néon Muller survivait sur ses stocks. « On a équipé une soixantaine de stations essence en quatre jours », affirme Richard, qui parle d’une « urgence folle ».
Les deux Belges Capelle et Richard ont repris la boîte en 2007, une année avant que n’éclate la crise financière. Une firme allemande était intéressée à racheter la PME luxembourgeoise, plus attirée par son carnet de clients que par son site de production. De nombreux emplois étaient menacés, y compris ceux de Capelle et de Richard. Le vieux Muller finit par leur proposer l’affaire, et les deux employés se présentent devant plusieurs banques pour un prêt qui leur est rapidement accordé. (« Les banques nous connaissaient, on avait fait leurs enseignes ».)
À lire les bilans de Néon Muller, on se rend compte que le chiffre d’affaires stagne, tout en assurant une rentabilité honorable. (Sur ces dernières années, les bilans indiquent des résultats tournant autour de 100 000 euros.) Cela faisait des décennies que Néon Muller était à l’étroit à Bertrange. La firme est située à un jet de pierre des grands réservoirs de pétrole, dans une zone classée Seveso (qui désigne les activités industrielles présentant des risques élevés d’accidents majeurs). Interdiction donc pour Néon Muller d’agrandir ses ateliers de production à Bertrange que les autorités ne faisaient plus que tolérer.
En automne 2021, la firme emménagera dans ses nouveaux ateliers situés dans la Zone d’activités de la région Ouest, près de Steinfort ; l’occasion de tripler la surface de production. Ce saut, dont Capelle et Richard estiment le coût à trois millions d’euros, peut surprendre de la part de deux patrons qui ont bien entamé la cinquantaine et dont on pourrait penser qu’ils lorgneraient vers la retraite. Richard dit qu’il s’agit de « pérenniser le truc » et évoque la possibilité d’une « reprise en interne » : « On ne peut pas rester là pendant dix ans à stagner. Le métier nous oblige à investir dans de nouvelles machines. On veut franchir un seuil, reculer la concurrence. »
À côté de nombreuses pin-ups et de vieux néons, un portrait d’Édouard (dit Edy) Muller orne les murs des ateliers. Déjà de son vivant, il soignait sa légende. Revenu de Bruxelles au Luxembourg en 1966, il aimait raconter qu’il avait commencé son petit business « seul avec une échelle rafistolée ». Plus tard, il rachète un camion de pompiers : un vieux Ford muni d’une échelle de trente mètres. (Il a entretemps été vendu à un collectionneur néerlandais.) Nous voulons savoir comment ils l’appelaient : Edy ? Monsieur Muller ? « C’était : chef », répondent Capelle et Richard.