Il est de ces moments que l’on aimerait faire durer. À l’heure de Netflix et des épisodes qui s’enclenchent automatiquement en plein milieu du générique, les fins ne sont plus vraiment les mêmes. « Tell me I’m not dreaming / But are we out of time? », chante Damon Albarn en clôture de son concert à la Philharmonie ce samedi soir. Un morceau emblématique de Blur, peut-être le plus beau qu’il ait jamais écrit, pour sceller une performance magistrale d’un musicien d’exception. Oui Damon, tu ne rêves pas, nous sommes bien hors du temps. Un temps qui nous rattrapera, une heure et quart après l’entrée sur scène. Un temps qu’on aurait aimé prolonger toute la nuit.
Damon Albarn est peut-être la (non) pop star la plus fascinante de sa génération, un caméléon puisant notamment ses influences dans son idole David Bowie, avec lequel il partage le goût de la métamorphose et de l’exploration. En trente ans de présence dans l’industrie musicale (Leisure, premier album de Blur, est sorti en 1991), le Britannique n’a cessé de se réinventer, construisant une discographie passionnante semblant en permanence mener vers autre chose. Tour à tour Blur, Africa Express, Gorillaz, The Good, the Bad and the Queen, Rocket Juice and the Moon, The Heavy Seas ou simplement lui-même, chaque incarnation lui permet d’explorer quelque chose, autre chose, de l’afrobeat à la comédie musicale, du rock indé au funk psychédélique, de l’électro au hip hop, sans frontière stylistique ou géographique.
Le récent confinement l’a mené vers l’Islande, sa seconde patrie (il en est citoyen), où il a construit au début du millénaire une maison ouverte sur la mer, les montagnes et les glaciers, avec une baie vitrée offrant un panorama de ce que la nature a de plus beau. On imaginait mal Damon Albarn mettre à profit ce temps cloîtré à la maison pour peaufiner sa recette de pain de seigle, et c’est donc là, inspiré par un livre de poésie de John Clare que lui a offert sa mère quand il était adolescent (Love and Memory, 1829), qu’il a composé The Nearer the Fountain, More Pure the Stream Flows, son dernier album conceptuel, au lyrisme contemplatif et à la beauté renversante.
Quoi de plus ancré dans notre temps que cette ode à la fragilité de l’environnement, à travers des chansons pop sans l’être vraiment ? Des morceaux à la beauté apaisée, pas forcément immédiats, cheminant dans notre tête avec le temps, avant de ne plus la quitter. Des mélodies out of time construites au piano entre l’Islande et le Devon (dans le sud-ouest de l’Angleterre, où il a également une résidence en bord de mer) et rehaussées de cordes, cuivres et percussions, s’écoutant d’une traite, comme un long rêve éveillé.
La retranscription sur scène de ces compositions est peut-être encore plus belle que sa version enregistrée. Flanqué de huit musiciens (guitare, basse, batterie, percussions classiques et plus exotiques, saxophone, violons et violoncelle) et installé au piano à queue, Damon Albarn a choisi la voie orchestrale pour rendre toute la beauté de ce qu’il voit tous les jours en prenant son café matinal au large de Reykjavik. Le concert débute dans la pénombre, avec ce motif récurrent parcourant tout le disque. Puis cette voix reconnaissable entre mille s’échappe, une voix qui donne des frissons. Quand les ombres se dissipent, on commence à apercevoir les lunettes de Damon, teintées à la manière de celle d’Elton John, dont heureusement c’est le seul point de comparaison.
Le concert est pensé comme un voyage, un périple éclair mais riche, avec peu d’arrêts. Les transitions entre les morceaux sont particulièrement soignées et introduisent une touche expérimentale et jazzy à l’ensemble, renforçant la sensation d’unité induite par cet album conceptuel. Mention particulière à The Cormorant, The Tower of Montevideo et Polaris, magnifiés par la qualité des musiciens que nous avons la chance d’avoir à portée de main.
Au niveau de la sélection, zéro surprise : les morceaux se suivent exactement dans le même ordre que l’album, mais après tout qu’importe. La beauté des arrangements, la virtuosité des musiciens, et cette voix excusent tout, sauf peut-être le manque de communication d’un pacifiste convaincu en ces temps troublés. « Thank you, merci, danke schön », on ne tirera pas plus du Londonien. Damon Albarn ne s’échappa de sa zone de confort (derrière son piano) qu’une fois, pour jouer d’une sorte d’immense vuvuzela sur la longue intro de Combustion. On lui tira aussi un petit rictus gêné lorsque, sur un des titres les plus enlevés (Royal Morning Blue, le plus pop du lot), une partie du public tape dans les mains de manière quelque peu hésitante, pas toujours en rythme (une théorie non vérifiée avance que ce sont les mêmes personnes qui applaudissent quand un avion se pose).
S’il fallait chercher la petite bête dans une prestation aussi gracieuse, on aurait aimé entendre le groupe creuser un peu plus de sillons au vu d’un back catalogue aussi riche. Difficile de croire qu’un morceau de son premier effort solo (le splendide Everyday Robots sorti en 2014, également sombre et contemplatif par certains aspects) ne puisse pas trouver sa place dans la setlist. On pense notamment au remarquable Heavy Seas of Love qu’on aurait juré taillé pour ce genre d’événement.
On se contentera d’une masterclass courte mais impeccable, quasi solennelle, avec un final mélancolique en forme de question. « Where’s the love song to set us free? », demande Damon sur Out of Time. Une énigme brûlante dont personne ne semble avoir la réponse aujourd’hui.