Chroniques de l‘urgence

Improbable berceau de la décroissance

d'Lëtzebuerger Land du 23.04.2021

L’Organisation de coopération et de développement économiques, ou OCDE, où se retrouvent les nations industrielles ayant en commun fonctionnement démocratique et économie de marché, est aujourd’hui le haut-lieu du libéralisme et d’un attachement sans faille à la notion de croissance. Invariablement, les mesures que concocte l’organisation invoquent cette dernière à la fois comme panacée universelle et but ultime des politiques dont elle recommande l’adoption à ses membres.

En 2017, l’historien Matthias Schmelzer démontrait le caractère organique du lien entre cette notion et l’OCDE dans son livre The Hegemony of Growth – the OECD and the Making of the Growth Paradigm, n’hésitant pas à parler, au sujet de l’organisation installée au Château de la Muette à Paris, d’un « temple de la croissance ». Il n’en est que plus surprenant, comme le signalait ce même chercheur, s’appuyant sur des sources jusqu’alors négligées, qu’il y a une cinquantaine d’années, c’est littéralement dans ses couloirs qu’est né le Club de Rome et qu’ont été jetées les bases de son rapport retentissant sur Les Limites à la Croissance (appelé aussi Rapport Meadows). Avec plus de trente millions d’exemplaires vendus en trente langues, ce rapport publié en 1972 a été la première grande étude institutionnelle remettant en question à l’échelle mondiale ce qui, du « croissez et multipliez » de la Bible aux grands auteurs de la théorie économique classique, a été d’abord un crédo universel s’appuyant sur la supposée domination de l’homme sur la nature, puis l’incontournable dogme de toute politique économique libérale.

Première constatation : parmi les membres du Club de Rome figurent un nombre non négligeable de fonctionnaires de l’OCDE. En 1972, quatre des six membres de son Comité exécutif, commanditaire du fameux rapport, faisaient partie de l’OCDE, dont le Britannique Alexander King, le directeur de son département des affaires scientifiques et considéré comme le leader intellectuel de l’organisation. Quatre des sept fondateurs du Club appartenaient ou étaient liés à l’organisation, comme l’astrophysicien autrichien Erich Jantsch, qui y était consultant. Au-delà de son Comité exécutif, on trouvait parmi ses membres influents le premier Secrétaire général de l’OCDE, le Danois Thorkil Kristensen. Or, cette filiation a été littéralement gommée de l’histoire officielle.

D’autre part, même si la vision du Club de Rome, centrée sur les risques liés à la surpopulation du globe et privilégiant les politiques top-down, était bien distincte de celle du mouvement environnementaliste citoyen qui prenait son essor à la même époque, elle n’en reflétait pas moins le ras-le-bol ressenti par ces hauts fonctionnaires, scientifiques et experts. En cause : l’attachement obstiné des élites politiques des nations industrielles à la défense du statu quo et leur incapacité à adopter un cap politique compatible avec le caractère fini des ressources de la planète. La réflexion lancée et orientée par King et Kristensen visait à contrecarrer ce qu’ils percevaient comme une situation dangereusement bloquée et à lancer un débat salutaire à l’échelle mondiale.

Il ne fait pas de doute que les publications du Club de Rome ont contribué à faire émerger une conscience environnementale et une interrogation forte sur la viabilité de notre modèle économique. Mais, loin de se rallier au succès énorme d’un rapport émanant pour une large part de ses propres rangs, l’OCDE a fini par préférer continuer de défendre inconditionnellement le concept de croissance. « Une fois que le débat public eut démarré, le rapport provoqua des réactions hostiles, débouchant sur une revitalisation de la position pro-croissance forte au sein de l’OCDE », note Schmelzer. À la faveur notamment du choc pétrolier des années 1973-74 et d’une évolution des rapports de force au sein de l’organisation, des économistes influents se sont mis à le critiquer vertement, dénonçant ce qu’ils considéraient comme une analyse économique déficiente des contributeurs du Massachussetts Institute of Technology aux travaux du Club de Rome.

Bien que cet épisode se soit quelque peu perdu dans les dédales de l’histoire, il est annonciateur du fossé qui s’est creusé et n’a cessé de s’approfondir, depuis, entre ceux qui s’accrochent mordicus au prêt-à-penser des économistes et ceux qui préféreraient qu’on écoute enfin les scientifiques.

Jean Lasar
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