Il va falloir que nous choisissions entre croissance et protection de l’environnement, entre croissance et sauvegarde du climat. Après avoir entretenu l’illusion, à grand renfort de pensée magique, que la poursuite de ces deux objectifs pouvait aller de pair, le réveil est brutal : les décennies perdues du fait de l’inaction induite par ce mirage le sont sans doute irrémédiablement. Dans son dernier ouvrage, Less is More, l’anthropologue et économiste Jason Hickel, né au Swaziland et établi à Londres, argumente avec la rigueur et la précision qu’on lui connaît qu’il est urgent de nous défaire du carcan idéologique qu’est la religion de la croissance, cette « croyance irrationnelle ».
Dans son dernier livre, il reconnaît avoir lui-même succombé jusqu’à il y peu à l’illusion que l’innovation technologique allait permettre de « verdir » la croissance en « découplant » progression du PIB et consommation d’énergie. Des recherches menées avec des collègues économistes spécialisés en écologie en 2019 l’ont convaincu de tourner le dos à cette notion fallacieuse. « Nous devons nous demander : une fois que nous avons cent pour cent d’énergie propre, qu’allons-nous en faire ? A moins de changer comment notre économie fonctionne, nous continuerons de faire exactement ce que nous faisons avec les combustibles fossiles : nous nous en servirons pour alimenter une poursuite de l’extraction et de la production, à un rythme toujours croissant, exposant le monde vivant à une pression croissante, parce que c’est ce dont a besoin le capitalisme ».
Comme « c’est à cause de leur allégeance au croissancisme (growthism) que nos politiciens se trouvent dans l’incapacité d’agir de manière efficace pour arrêter l’effondrement écologique », Hickel prône la décroissance (degrowth), une « diminution planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources pour remettre l’économie en équilibre avec le monde vivant de manière sûre, juste et équitable ». L’objectif n’est pas en soi de réduire le PIB, mais de passer à une économie qui n’a pas besoin de croissance. Rien ne nous empêche d’ailleurs de viser une croissance sélective, par exemple dans les domaines de la santé, des énergies propres, des services essentiels, de l’agriculture régénérative, en développant l’enseignement… Car loin d’entraîner régression, pauvreté ou maladie, s’attache-t-il à démontrer, abandonner l’obsession de la croissance nous permettrait de laisser à nouveau respirer la nature, d’alléger les charges de travail, de construire des logements abordables etc.
Or, la croissance est consubstantielle au capitalisme, fait valoir Hickel. Pendant 97 pour cent des 300 000 années passées par les humains sur terre, ils ont vécu en relative harmonie avec les écosystèmes terrestres. Les déséquilibres ont commencé avec le capitalisme industriel et se sont exacerbés à partir des années 1950 : c’est l’ère que le sociologue Jason Moore a baptisé le « capitalocène ». Du mouvement des enclosures, à l’origine d’une rareté et d’un appauvrissement inconnus jusque-là, à la révolution industrielle, rendue possible notamment par le sucre et le coton produits par des esclaves dans les colonies, il détaille comment le besoin d’alimenter à tout prix la poursuite de la croissance a été le moteur de cette évolution. Le tout étayé par des philosophies émergentes qui célébraient la supériorité de l’esprit sur le corps, de l’homme sur la nature, introduisant le « dualisme » homme-nature qui a lui-même servi de fondement à la généralisation de la culture productiviste de l’homo economicus. La quête incessante de croissance est au cœur de cette culture, y compris lorsque Facebook cherche par tous les moyens à vendre davantage de publicité ou lorsque des États axent toute leur politique sur l’accroissement du PIB. Au lieu de déboucher sur une amélioration des conditions de vie des plus pauvres, l’extraordinaire prélèvement de ressources matérielles qui en résulte aujourd’hui (de l’ordre de 90 milliards de tonnes par an) sert surtout à alimenter dans les pays les plus riches une consommation qui obéit à des considérations financières et non de valeur d’usage.
Il n’est pas exagéré de dire qu’avec la pandémie, pratiquement tous les rayons essais, politique ou philosophie de nos librairies ont pris un énorme coup de vieux. Même pour les penseurs et visionnaires qui professaient avant la crise sanitaire la prise en compte des menaces liées au réchauffement et aux inégalités, le coronavirus, en mettant brutalement à nu notre impréparation, notre rapport fantaisiste à la science, notre inertie maladive, notre peur panique de tout ce qui pourrait nuire à la croissance, a relégué la plupart de leurs recommandations et admonestations au musée. Less is More en revanche a bénéficié des enseignements tirés par Hickel de l’expérience de ces douze derniers mois. Celle-ci peut nous aider à sortir de ce modèle insoutenable, avance-t-il, par exemple en nous aidant à distinguer les secteurs économiques essentiels de ceux qui sont superflus. De nombreux gouvernements ont soudainement découvert la possibilité d’annuler des dettes : une annulation qu’il faudrait à présent appliquer aux dettes des pays du sud, condition nécessaire à la construction d’une société plus juste et plus écologique. Less is More a été écrit pendant le confinement comme aboutissement d’une réflexion commencée huit ans plus tôt à partir d’une question posée en 2012 par sa compagne Guddi, après une conférence de Paul Krugman au LSE où celui-ci plaidait en faveur d’un programme de stimulation gouvernemental pour relancer la croissance aux États-Unis après la crise financière : « Les pays à haut revenu doivent-ils vraiment continuer de croître à jamais ? » s’était-elle alors interrogée. « Il n’y a rien de plus puissant qu’une question », conclut-t-il.