Chroniques de l’urgence

Déni, dada des ploutocrates

d'Lëtzebuerger Land du 02.04.2021

Quel rapport entre l’offensive en cours ces temps-ci aux États-Unis pour empêcher l’adoption d’une réforme électorale et le déni de la crise climatique? On conçoit intuitivement que les deux causes émanent des milieux conservateurs, on ne devrait donc pas s’étonner de voir des Républicains y souscrire. Mais l’enregistrement d’une conférence téléphonique obtenu par le magazine The New Yorker a révélé cette semaine que les deux sont financées directement à la même source. Côté occulte, déni de démocratie et déni du réchauffement vont de pair, bienvenue en ploutocratie.

Dans cette conférence, qui a eu lieu le 8 janvier dernier, un lieutenant de Mitch McConnell, qui était encore à cette date le leader républicain au Sénat, et les responsables de plusieurs groupes conservateurs ont avoué sans détour la crainte que leur inspirait la perspective d’une réforme électorale destinée à limiter un tant soit peu l’influence de l’argent en politique. Cette réforme, au programme des Démocrates, a depuis pris la forme de deux projets de lois, H.R.1 à la Chambre des Représentants, Bill 1 au Sénat. Ce qui, par-dessus tout, inquiétait les participants de cette réunion téléphonique, c’était qu’un grand nombre d’élus républicains, en phase avec leurs électeurs, se préparaient à appuyer cette réforme, et qu’il ne servirait à rien de monter une campagne contre elle auprès de l’opinion américaine.

Car les Américains n’en peuvent plus de voir leurs élus être littéralement achetés par les grandes fortunes. Les donations aux candidats sont en théorie limitées et encadrées, mais, en pratique, le cadre législatif a été largement érodé ces dernières années, ouvrant la voie à des flux d’argent considérables et d’autant plus pernicieux qu’ils peuvent la plupart du temps rester occultes. Un des jalons de cette érosion a été l’arrêt historique de la Cour Suprême « Citizen United », en 2010, qui a assimilé les donations politiques à la liberté d’expression, garantie par le premier amendement, et a littéralement ouvert les vannes à ces flux secrets.

Lors de cette conférence, un représentant de Charles Koch, l’industriel milliardaire qui avec son frère David, décédé en 2019, arrose depuis des décennies à hauteur d’au moins un milliard de dollars les efforts de délégitimation de la science climatique, mettait alors tout le monde d’accord en recommandant de faire en sorte qu’elle soit stoppée net au Congrès. En clair, de miser sur la guérilla procédurière au Sénat, et en particulier sur le « filibuster », qui, en l’état des règles en vigueur à la Chambre haute, consiste à brandir la menace d’une prise de parole ininterrompue pour forcer ses adversaires politiques à la surmonter en rassemblant soixante votes sur cent.

Charles Koch, dont le conglomérat industriel est actif notamment dans les hydrocarbures, n’est pas le seul bienfaiteur des Républicains, mais il est indubitablement le plus actif et le plus généreux. Il est difficile de surestimer le rôle que lui et son frère ont joué depuis les années 90 pour tuer dans l’œuf les efforts des scientifiques sonnant l’alarme sur l’ampleur et l’imminence de la menace climatique et bloquer les tentatives des rares élus qui tentaient de légiférer pour s’attaquer au problème. Dans les livres d’histoire de l’avenir, ils figureront forcément dans la galerie des personnes les plus néfastes. Mus par leur ultra-conservatisme – ils soutiennent aussi les menées destinées à limiter l’accès des femmes à l’avortement –, ils ont notamment financé le Heartland Institute, une officine de propagande dont les arguments pseudo-scientifiques sur le climat sont complaisamment repris par de nombreux médias.

Si les Démocrates réussissent à faire passer leur réforme électorale, ce sera aussi une grande victoire pour l’action climatique, tant dans ce pays qu’à l’échelle mondiale, et l’indispensable complément à la défaite de Donald Trump. L’emprise des grandes fortunes sur la prise de décision publique, qui existe aussi de ce côté de l’Atlantique même si elle moins flagrante, est ce qui a empêché jusqu’ici les mesures nécessaires pour en finir avec notre addiction aux produits fossiles. Côté lumière, ce sont démocratie et action climatique qui vont de pair.

Jean Lasar
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