Le Luxembourg et son passé colonial

Oser la décolonisation des esprits

Manifestation de solidarité à Luxembourg, devant l'Ambassade des États-Unis, avec le mouvement Black Lives Matter le 5 juin 2020
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 24.07.2020

À travers plusieurs pays d’Europe de l’Ouest, ex-puissances coloniales, le débat fait rage et refuse de s’éteindre. Depuis le meurtre policier de l’afro-américain Georges Floyd (25 mai 2020), suivi par une vague de protestions encore brûlantes aux USA, la réplique ou traduction européenne s’est focalisée sur le passé colonial ; faisant quasi passer au second plan les violences policières à caractère raciste.

Durant son histoire, le modeste Luxembourg n’a pas acquis de colonies. Par contre, des centaines de citoyens luxembourgeois ont contribué à l’essor oppressif des colonies d’États historiquement liés au Grand-Duché. Ainsi, militaires, fonctionnaires, entrepreneurs, commerçants, agronomes ou médecins luxembourgeois ont été présents au Congo dès l’imposition de la colonie belge en 1885 et ce, jusqu’à l’indépendance, en 1960, du géant d’Afrique australe. Par ailleurs, d’autres Luxembourgeois, tout aussi nombreux, se sont engagés dans l’armée coloniale néerlandaise aux « Indes orientales » (l’actuelle Indonésie).

Comme le résument les Fonds du Centre de documentation sur les migrations humaines (CDMH) et Marcel Lorenzini : « Ce passé colonial a nourri pendant de longues années un imaginaire paternaliste voire raciste dont ont eu à souffrir les premiers immigrants extra-européens au Luxembourg, venus d’Afrique ou d’Asie, comme les ressortissants du Cap-Vert ou du Vietnam. »

Un passé omniprésent

Mais tout ceci est bel et bien terminé, mesdames-messieurs ? Aucun « continuum colonial » dans notre Grand-Duché multiculturel ? La réalité n’est pas aussi simple. Comme l’illustre, entre autres exemples, l’énième acte de vandalisme commis contre la statue de Léopold II à Arlon. La première grande ville belge, frontalière du Luxembourg, qui a confirmé sa volonté de maintenir la statue controversée en y apposant une future « plaque argumentaire »1….

Alors qu’en est-il précisément de ce passé colonial luxembourgeois ? Comme pour la Belgique, l’historien Régis Moes distingue deux périodes coloniales luxembourgeoises : celle de l’Etat Indépendant du Congo sous Léopold II (1885-1908) et celle du Congo belge (1908-1960). Puis, épingle l’année 1921, celle de l’union économique belgo-luxembourgeoise : « À partir de 1922, les Luxembourgeois sont considérés comme les égaux des Belges au Congo. Par exemple : pour devenir fonctionnaire de l’État colonial belge, il faut avoir la nationalité belge ou luxembourgeoise. Au début des années 20, on peut dire que la propagande coloniale se renforce au Luxembourg. Par exemple, l’Office d’informations du Congo belge est présent avec des stands, de plusieurs centaines de mètres carrés certaines années, lors des foires du printemps au Luxembourg ; « Le cercle colonial » – une association qui, dès 1925, regroupe plusieurs colons luxembourgeois sous le haut patronage du Prince Félix, le mari de la grande-duchesse Charlotte, et du gouvernement – multiplie les conférences ; des membres de ce cercle colonial mais aussi des gens de Bruxelles font de la réclame dans les écoles secondaires luxembourgeoises pour faire carrière au Congo belge. À partir des années 30, pour un Luxembourgeois qui avait terminé ses secondaires, c’était un chemin normal que de s’inscrire à l’Université Coloniale d’Anvers pour faire ses études supérieures. La propagande d’organisations missionnaires a aussi joué un rôle important au Luxembourg en exerçant une forte sensibilisation auprès du public pour récolter des dons et susciter les vocations au service de l’entreprise coloniale ».

Et l’auteur du livre Cette colonie qui nous appartient un peu2 d’enfoncer le clou : « Cette propagande coloniale a été quelque chose d’omniprésent au Luxembourg, avec notamment, en 1933 et 1949, l’organisation d’expositions et de foires coloniales. Un discours qui sera très présent dans l’espace public jusqu’au milieu des années 50 voire jusqu’en 1960. »

Négrophobie structurelle

Présidente de l’association Let’s Rise Up (créé en 2019), Sandrine Gashonga a organisé, le 5 juin dernier à Luxembourg-ville, une manifestation en solidarité avec le mouvement nord-américain Black Lives Matter. Un évènement qui a rassemblé plus de 2 000 personnes, de tout âge et toutes catégories sociales confondues, afro-descendantes et blanches.

Lorsqu’on interroge la jeune activiste sur ses motivations à mettre sur pied une telle manifestation, sa réponse fuse : « C’est parti de la diffusion des images du meurtre policier de George Floyd. Des images que, personnellement, je n’ai pu visionner jusqu’au bout parce que c’était trop douloureux... Pour la majorité d’entre nous, cette séquence a provoqué un véritable choc. Ces images, d’une cruauté inouïe, symbolisent tout le poids du racisme structurel qu’endurent les personnes noires en Occident. Et pourquoi ces images ont-elles eu ce retentissement au Luxembourg, me direz-vous ? Parce ce que de plus en plus de Luxembourgeois prennent conscience que ce racisme structurel existe aussi chez nous ! ».

D’aucuns lui opposeront qu’une telle mise à mort policière d’un citoyen luxembourgeois et afro-descendant n’est – heureusement – jamais survenue voire est impossible au Grand-duché... Gashonga n’en disconvient pas. Et ajoute : « les violences policières ne sont qu’une partie d’un fonctionnement raciste structurel. Si aux USA, c’est le passé esclavagiste qui est à l’origine de la précarisation, du maintien dans des ghettos et de l’infériorisation socio-économique des personnes noires. Ici, en Europe, donc au Luxembourg, c’est de l’histoire de la colonisation que découlent les discriminations structurelles qu’endurent aujourd’hui la majorité des personnes noires. »

En regardant dans le rétroviseur, les sceptiques seront tentés de s’interroger : des colons luxembourgeois auraient-ils également été impliqués dans les crimes et massacres perpétrés contre les populations congolaises colonisées ?

Avec quelques précautions oratoires, Moes confirme : « Dès 1880, il y a des militaires d’origine luxembourgeoises qui sont présents au Congo, dont le premier européen qui sera enterré à l’endroit qui allait devenir Léopoldville [aujourd’hui Kinshasa, capitale de la RDC, ndlr.]. C’était un Luxembourgeois du nom de Nicolas Grang, soldat de l’armée belge, mort en 1883 et qui avait participé aux brutales expéditions de l’explorateur Stanley. Il y a aussi une douzaine de Luxembourgeois qui étaient Officiers dans la Force publique [l’armée coloniale belge, ndlr.] et de nombreux Luxembourgeois ont contribué à la construction des premiers chemins de fer ; par exemple Nicolas Cito (1866-1949), qui dirigea le chantier de la ligne Matadi-Léopoldville au cours duquel plus de 5 000 ouvriers africains trouvèrent la mort… Dans la supervision de ce chantier ferroviaire, il y a eu des exactions et travail forcé à l’encontre des Africains, mais aussi des coolies chinois, la main-d’œuvre immigrée. On peut affirmer que des Luxembourgeois ont été impliqués dans tous les aspects des deux périodes coloniales belges, dont les plus sombres... »

De l’indifférence à la décolonisation

Regarder en face et mieux connaître ce passé historique peu glorieux, donc. Néanmoins, poursuivront les sceptiques, peut-on vraiment parler de « continuum colonial » entre une implication coloniale passée et la vie actuelle au Luxembourg ?

Pour Sandrine Gashonga, cela ne fait aucun doute : « Lors des deux expositions coloniales de 1933 et 1949 au Luxembourg, il y a eu des zoos humains… précédés, accompagnés et suivis par toute une propagande très raciste sur plus de la première moitié du XXe siècle. Ensuite, plus près de nous : si la majorité des afro-descendants sont d’origine capverdienne au Luxembourg, c’est suite aux accords de migration de travail avec le Portugal. À la fin des années soixante et début 70, le Luxembourg a signé un accord avec le Portugal pour importer de la main-d’œuvre portugaise, mais à l’exclusion des citoyens des colonies portugaises d’Afrique noire (Angola, Guinée-Bissau et Mozambique) et d’Amérique du Sud (Brésil). Au sein de cet accord : l’île du Cap-Vert a été oubliée ! C’est la seule raison pour laquelle il y a autant de Capverdiens au Luxembourg, qui sont donc venus à la suite des Portugais. Cette exclusion luxembourgeoise des personnes noires issues des colonies portugaises a été clairement motivée pour des raisons racistes… »

De son côté, Régis Moes observe plutôt une « certaine indifférence » envers le passé colonial luxembourgeois, qu’il ne relie pas aux luttes contemporaines contre le racisme et les discriminations. « Même les nostalgiques coloniaux sont très peu nombreux, poursuit-il. Lors du retour au pays des 600 colons luxembourgeois en 1960, la majorité a très vite retrouvé du travail ; ils se sont facilement réintégrés à la société luxembourgeoise. Ce fût donc juste un épisode de leur vie qui n’a jamais été problématisé. Puis, après 1968, et tout au long des années 70, le fait colonial sera quelque chose d’extrêmement décrié... Enfin, il n’y a pas eu de continuité en matière d’immigration africaine entre la période coloniale et aujourd’hui. Il existe, bien sûr, une communauté congolaise au Luxembourg, mais celle-ci est venue assez récemment. Pour elle, l’enjeu mémoriel n’est pas très important voire beaucoup ignorent souvent le rôle du Luxembourg dans le colonialisme belge. Ce qu’on voit surtout, c’est un regain d’intérêt médiatique, plutôt dans la presse libérale et de gauche, lors du cinquantième, 55e et, cette année, 60e anniversaire de l’indépendance du Congo. Mais en règle générale, c’est très peu systématisé. »

Autre son de cloche pour Sandrine Gashonga. Hier comme aujourd’hui, la Luxembourgeoise ne constate aucune avancée décoloniale ; aucune tentative de déconstruction du continuum colonial. « Il n’y a pas de pays européen qui soit parvenu à déconstruire son passé colonial : aucun pays d’Europe n’a réussi à faire cela ! », tonne l’activiste. « La politique de tous les pays, y compris le Luxembourg, c’est la politique de l’autruche ; faire comme si ce passé n’avait jamais existé, n’avait aucune incidence de nos jours sur nos vies ; à peine mentionné dans les manuels scolaires ; dès qu’on tente d’ouvrir le débat, on se fait taxer de ‘communautariste’. Tout cela participe aussi du continuum colonial. J’ai même parfois le sentiment – qu’il s’agisse du passé colonial ou de l’invisibilisation structurelle des afro-descendants – que la situation est pire au Luxembourg qu’en Belgique… »

Décoloniser par des actions concrètes

À l’instar du Roi Philippe de Belgique, l’État luxembourgeois doit-il présenter des « profonds regrets » ou, mieux, des excuses, pour le passé colonial du pays ?

« Ce n’est pas parce qu’il n’existe pas de réel conflit mémoriel au Luxembourg que le gouvernement ne doit pas évaluer quelle réponse apporter à votre question. », nous répond d’emblée Régis Moes. Pour ensuite renvoyer la patate chaude aux Autorités gouvernementales : « Il s’agit d’une question de société, déjà posée, et qui relève du politique puisque on ne peut nier que le Luxembourg a été impliqué dans le colonialisme. Répétons-le : des citoyens luxembourgeois avec le soutien de tous les gouvernements et partis luxembourgeois de l’époque – excepté le parti communiste – ont été acteurs et bénéficiaires du colonialisme belge. Le seul point un peu complexe : c’est que ce n’est pas l’État luxembourgeois qui, de droit, a été impliqué, mais des individus. Pour autant, la présentation ou non d’excuses pour notre passé colonial ne relève pas de la responsabilité des historiens mais du politique. »

Éloignée de cette question politico-symbolique mais très engagée dans la décolonisation des esprits, l’association Finkapé RAL nous confie travailler sur une année entière de programmations « décoloniales » ; de janvier 2021 à janvier 2022.

En collaboration avec le CDMH, l’évènement s’intitule Regards croisés sur la présence des communautés africaines au Luxembourg. Parmi d’autres, un volet consacré à l’histoire des Luxembourgeois au Congo tandis que la porte-parole de Finkapé, Antonia Ganeto, animera plusieurs ateliers de sensibilisation, destinés aux élèves de l’enseignement secondaire, pour parler du passé colonial et du racisme structurel au Luxembourg.

Devenue, à 51 ans, une figure incontournable de la lutte pour l’égalité de traitement au Luxembourg, Ganeto estime que : « Pour combattre efficacement le racisme et la discrimination raciale, il faut privilégier des solutions pratiques et viables à long terme. Celles-ci s’appuient sur des mesures législatives, de sensibilisation, d’éducation et de discrimination positive. Nous devons nous atteler à ce que les dispositions antidiscriminatoires soient réellement appliquées. Pour atteindre cette efficacité, il est indispensable que ces dispositions soient mises en œuvre par toutes les autorités, y compris la police et le système judiciaire. »

Dans le cadre de la récente résolution parlementaire du renforcement des compétences du CET (Centre pour l’Égalité de Traitement), Antonia Ganeto plaide pour une représentativité afro-descendante au sein du CET, doublée d’une meilleure interaction de ce dernier avec les associations de terrain.

Par ailleurs, l’activiste appelle le futur « CET renforcé » à remplir deux grands objectifs : la réalisation d’enquêtes fouillées (effectuer des recherches, rédiger des plaintes, accompagner les victimes avec les qualités d’écoute et d’empathie) et l’établissement de statistiques ethniques (afin d’objectiver l’impact des discriminations raciales dans le travail, le logement et, surtout, l’éducation).

Les « stats ethniques » ? Un autre point politiquement sensible ; mais aussi défendu par la présidente de Let’s Rize Up, Sandrine Gashonga : « L’une des choses les plus importantes est de pouvoir faire et disposer de statistiques ethniques. Tant qu’il n’y aura pas de telles statistiques, nous ne pourrons évaluer complètement l’ampleur du problème ».

Si, au XIXe et XXe siècles, l’État Luxembourgeois n’a pas eu sa propre colonie, il semble évident qu’au XXIe, le pays ne pourra plus faire l’économie d’une décolonisation des esprits.

1 https://www.tvlux.be/article/info/arlon-la-statue-de-leopold-ii-vandalisee_34985.html?fbclid=IwAR3KEfiUvOTNNaHXWnsThv1M0d91c_a7vWaN8wUgAKwcCWJEawQu65ADNIc

2 Régis Moes : Cette colonie qui nous appartient un peu ; Éditions d’Lëtzebuerger Land/Fondation Robert Krieps, 2012, 438 pages ; épuisé

Olivier Mukuna
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