Being Black in Luxembourg – suite

« La justice a une couleur et je ne peux pas changer la mienne »

d'Lëtzebuerger Land vom 10.04.2020

L’emblématique affaire Rokia Traoré a provoqué un électrochoc pour nombre de femmes afro-descendantes qui s’y sont reconnues. Au Luxembourg, Irdelle Lagnide se sent solidaire de l’artiste africaine pour avoir connu et continuer d’endurer « le même calvaire ».

Survenue peu avant le confinement généralisé sur l’Europe, l’affaire Traoré-Goossens a déboulé mi-mars dans les médias francophones. Sous le coup d’un mandat d’arrêt international lancé par la Belgique, la célèbre artiste franco-malienne Rokia Traoré a été incarcérée le 10 mars à Paris. En cause : un conflit autour de la garde de sa fille de cinq ans qui l’oppose à son ex-conjoint, et père belge de l’enfant, Jan Goossens, le directeur du festival de Marseille. L’affaire a suscité indignations, pétitions, tribunes et vidéos de soutien à la chanteuse africaine. Après quinze jours d’emprisonnement, Rokia Traoré a été libérée sous contrôle judiciaire.

Si la justice va suivre son cours, une chose est sûre : l’affaire a aussi libéré la parole de citoyennes afro-descendantes ayant vécu des séparations similaires. Tout en ravivant le débat sur la persistance d’un colonialisme actif dans certaines institutions occidentales, belges et françaises en particulier.

Ensuite, comme l’analyse notre consœur Sabine Cessou (RFI) : « [Le] passage en prison [de Rokia Traoré], retentissant, devrait faire bouger les lignes – et pas seulement pour son seul cas. La décision de la justice belge est remise en question par les avocats, d’autant plus que le Mali a rendu un jugement en référé – qui ne pèse pas plus lourd en Europe qu’un passeport diplomatique malien – confiant la garde exclusive de la fillette à sa mère. En dehors de cet imbroglio, pour nombre d’observateurs africains, toute l’affaire relève d’une question de principe : pour un seul cas symbolique et aussi médiatisé que celui de Rokia Traoré, qu’en est-il de tous les anonymes africains qui traversent ce type de conflit ? »1.

Guerre judiciaire

Oui, qu’en est-il ? S’il demeure délicat voire dangereux de s’exprimer pour certaines femmes concernées, la Franco-Luxembourgeoise, d’origine sénégalaise Irdelle Lagnide a accepté de nous confier son vécu traumatique. Qui présente certaines similitudes avec le cas Traoré-Goosens.

« Mon affaire a commencé le dernier week-end d’août 2015, lorsque j’ai dit à mon conjoint que je voulais mettre fin à notre relation », explique Irdelle Lagnide, commerciale de formation, actuellement responsable administrative et finances à l’IEIC (l’Institut Européen des Itinéraires Culturels) situé dans l’Abbaye de Neumünster. « Une histoire de quatre ans polluée par des conflits incessants dus à sa jalousie extrême, qui allait jusqu’à inspecter mes sous-vêtements et me suivre en voiture à mon insu. J’ai décidé d’arrêter car je ne nous voyais aucun avenir. Il l’a très mal pris et a menacé de partir avec notre fille, âgée de quatre ans à l’époque. Je lui ai dit qu’il fallait nous entendre dans l’intérêt de notre enfant... Avant de devoir me rendre en République Démocratique du Congo, dans le cadre d’une mission humanitaire d’une semaine, je lui ai signifié qu’il devait avoir quitté mon domicile pour mon retour. »

Revenue au Luxembourg, une double déconvenue l’attend. « S’il était bien parti de chez moi, j’ai découvert qu’il s’était mis en ménage avec ma voisine de palier qui se trouve être une prostituée, alcoolique, toxicomane aux tendances suicidaires... Pire : en abusant mes sœurs, qui gardaient ma fille en mon absence, il était parvenu à la récupérer. En réalité, il l’avait enlevée et refusait de me la rendre ! » La mère dépose plainte pour enlèvement. Entre-temps, son ex-conjoint, d’origine française, a fui à Metz et refuse de donner son adresse. « Au bout de trois semaines d’enquête – dont deux où j’ai perdu cinq kilos tant j’étais morte d’inquiétude –, mon ex-conjoint a finalement été localisé », poursuit Irdelle. « Il a fini par me rendre ma fille tout en exigeant la garde exclusive. J’ai refusé. La guerre judiciaire a commencé. Mon avocat a plaidé pour que la garde me soit confiée avec un droit de visite et d’hébergement restreint à un week-end par mois. »

Suspicion de négrophobie

L’afro-descendante Irdelle Lagnide ne sera pas entendue par la justice luxembourgeoise. Celle-ci a accordé à son ex-conjoint l’hébergement de leur fille un week-end sur deux ainsi que pour la moitié des congés scolaires. Désabusée, la mère n’ira pas en appel. « Lorsqu’on lit ce jugement, c’est comme si c’était moi qui faisait problème en voulant empêcher ma fille de voir son père. Or, j’ai défendu que, vu son comportement irresponsable, il fallait limiter sa garde pour protéger la petite », rétorque Irdelle. « Transposé aux États-Unis, un cas similaire au mien, avec abus de drogues confirmé par des analyses toxicologiques : c’est foutu pour le parent concerné ! Mais, au Luxembourg, deux résidents Français sont jugés et... on élargit le droit de visite au parent défaillant ! »

Amère, elle estime avoir subi un déni de justice : « Qu’il s’agisse de sa consommation de drogues – que j’ai mis deux ans à faire établir par des analyses toxicologiques décelant une présence excessive d’alcool et de cocaïne chez mon ex-conjoint  – ; qu’il s’agisse de son indigence, de son manque de logement décent – il vit dans le garage de la maison de son père – ou qu’il ait ensuite fait un enfant à la prostituée avec laquelle il vivait : la justice n’a rien voulu savoir ! Soit ils n’ont pas instruit mes pièces, soit ils les ont interprétées avec une extrême sévérité qu’ils n’ont pas appliquée à mon ex-conjoint. En plus, ils m’insultent en insinuant que moi, femme noire vénale, j’en voudrais à l’argent du pauvre blanc... » 

Aux sceptiques qui verraient, dans ce dernier propos, un excès d’amertume l’amenant à percevoir du racisme là où il n’y en aurait pas, Irdelle maintient sa position : « Au tribunal, j’étais la seule noire parmi ces blancs. On me regardait sans me voir, sans m’écouter ni m’entendre. Mon avocat a bien tenté de me rassurer en louant la compétence et la respectabilité de la juge qui devait trancher. Pourtant, même avec un dossier de dix étages d’arguments favorables, je n’ai pas obtenu gain de cause... En outre, mon ex-conjoint ne s’est pas présenté à certaines audiences ou y est venu sans avocat : s’il n’y a pas un problème de couleur de peau, qu’on m’explique !? »

Pension alimentaire impayée

Après le rapt parental de sa fille, la maman a cessé de travailler. D’abord, pour retrouver son enfant ; ensuite, préparer le procès. Après un an de chômage et de fin de droits, elle doit vivre avec 265 euros par mois, soit le montant de ses allocations familiales. « Durant cette période, j’ai versé au dossier toutes les pièces, pour demander 450 euros de pension alimentaire. Rien d’excessif », estime Irdelle.

Le juge de paix ne l’entendra pas de cette oreille et limitera sa pension alimentaire à 200 euros par mois : « Pourtant, mes pièces montraient mes revenus, dépenses et preuves de recherche active d’emploi. Mon ex-conjoint, lui, n’a versé aucun justificatif et s’est contenté d’affirmer gagner 2 500 euros par mois. Là, j’ai interjeté appel. En vain : le jugement a été confirmé ».

Déboutée sur toute la ligne, elle ne peut pas plus compter sur l’aide financière paternelle, pourtant ordonnée par la justice depuis cinq ans. « Jusqu’aujourd’hui, je n’ai jamais perçu ces 200 euros de mon ex-conjoint... J’ai donc dû faire appel au FNS (Fonds National de Solidarité) pour me faire une avance sur les pensions alimentaires. Mais depuis novembre 2018, le FNS s’est substitué pour payer ce montant de 200 euros. L’institution va certainement se retourner contre lui pour se faire rembourser, mais elle peut aussi choisir de se retourner contre moi (à partir de 2018) », s’inquiète Irdelle.

Exigence de justice

Reste-t-il à la jeune femme un ultime espoir en la justice luxembourgeoise ? Sa réponse fuse : « Toutes ces procédures, depuis cinq ans, m’ont coûté environ 15 000 euros. C’est décidément trop cher pour aucun espoir de résultat... J’aurais eu une autre couleur de peau, cette affaire aurait duré un ou deux ans maximum ! Ici, ça fait cinq ans que j’endure la malfaisance de cet homme, surprotégé par la justice et les services sociaux luxembourgeois... Dans le dernier courriel envoyé à mon avocat, j’y ai écrit ceci : ‘Je ne souhaite pas faire appel. À l’évidence, la justice luxembourgeoise a une couleur et je peux difficilement changer la mienne.’ »

Le cas emblématique Traoré-Goossens constitue le dévoilement pénible mais nécessaire d’un problème structurel trop longtemps passé sous silence. « Cette affaire nous signale qu’il faut se battre !, renchérit Irdelle. Il faut désormais entendre la voix de ces femmes qui demandent justice. Vous savez, si on n’est pas solide et intellectuellement structurée, ça peut déstabiliser une vie... La situation de Rokia, celle d’autres et la mienne ne sont pas des cas isolés. C’est tellement ancré que maintenant : ça suffit !

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Olivier Mukuna
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