Le consultant de l’Entreprise des postes et télécommunications a livré en décembre dernier ses recommandations qui serviront de base à l’agenda de l’opérateur pour les cinq prochaines années, notamment dans le secteur postal qui vient d’être totalement libéralisé. Ce rapport Bain est inscrit à l’ordre du jour du prochain conseil d’administration de l’EPT, le 23 janvier prochain, sous la nouvelle présidence de Serge Allegrezza, le directeur du Statec. Les pistes dégagées par les experts de la firme Bain à Bruxelles, qui ont travaillé de concert avec une cinquantaine de cadres de l’EPT, sont limpides et passent essentiellement par des efforts sur les coûts opérationnels. Dans cette logique, le réseau des bureaux de poste dans le pays est dans le viseur du consultant, ainsi que la rentabilité des services postaux de l’entreprise publique qui va assurer pendant les sept prochaines années le service postal universel (SPU), avec l’obligation d’assurer des tournées de distribution du courrier « ordinaire » cinq jours par semaine (avec la logique qualitative du « J + 1 », c’est-à-dire la distribution du courrier un jour après sa collecte), et non pas six jours comme le gouvernement l’avait initialement prévu et qui aurait coûté neuf millions d’euros supplémentaires par an, selon les indications du Conseil de la concurrence. Comme les gens ne prennent plus la plume pour correspondre entre eux, la plupart des lettres atterrissant dans leurs boîtes-aux-lettres sont des factures ou des extraits de banque. Est-il encore nécessaire d’assurer la distribution de ce type de correspondance presque tous les jours ouvrables de la semaine ? La logique économique, dans laquelle désormais doit se mouvoir l’EPT après la réorganisation ratée de son service postal et la libéralisation, plaiderait plutôt pour une réduction des tournées à deux par semaine. La concurrence pourrait, dans ce scénario extrême, s’exacerber, ce qui est loin d’être le cas actuellement, et les prix des services s’aligner, pourquoi pas à la baisse, même si, comparativement, les tarifs luxembourgeois ne paraissent pas exorbitants par rapport aux voisins, notamment les Français et les Belges (la comparaison est plus facile avec le marché belge, compte tenu de la taille réduite de ce marché).
C’est en tout cas une des pistes explorées par d’autres opérateurs publics à l’étranger, notamment aux Pays-Bas, plus désinhibés que les Luxembourgeois sur ces questions. Qu’est-ce qui intéresse au juste les gens, sinon de recevoir leurs journaux à l’heure du lever tous les matins ? Comme la distribution des quotidiens ne relève pas du service postal, mais des activités de « messagerie postale », avec ses codes spéciaux et ses « agents » différents (ils sont payés au salaire social minimum) et une rentabilité très relative pour l’EPT, qui assure désormais le service pour le compte des éditeurs, la nécessité d’alimenter cinq fois par semaine les boîtes-aux-lettres des résidents devient à son tour discutable. Ce qui est certain, c’est que le gouvernement de Jean-Claude Juncker, CSV, n’a pas tenu l’une des promesses qui étaient pourtant inscrites en lettres d’or dans la déclaration de 2009 : pas de libéralisation de la poste aussi longtemps qu’il n’y aurait pas de consensus des différents opérateurs du secteur sur une convention collective des employés des services postaux. Le patronat ayant décrété que cette convention collective existait déjà (celle des travailleurs du transport), on a économisé un débat sensible et la Chambre des députés a voté in extremis la libéralisation des services postaux, contre laquelle d’ailleurs le gouvernement a toujours milité au niveau européen, invoquant sans grand succès auprès de ses partenaires à l’exception luxembourgeoise compte tenu de la modeste taille du marché national.
Au Luxembourg, le coût net de l’obligation de service postal universel se situait, selon une étude d’experts mandatés par le Conseil de la concurrence, entre dix et 22 millions d’euros par an de 2001 et 2009. La manière dont la « libéralisation » du service postal a été menée, notamment avec la perspective de mettre en place un fonds de compensation dont les frais seront répartis sur tous les opérateurs du service postal (à l’exclusion de l’EPT qui assure le SPU jusqu’en 2019) n’irait d’ailleurs pas dans le sens de l’efficacité économique. Dans son avis (très tardif) sur le projet de loi libéralisant totalement la poste, le Conseil de la concurrence affirme que le système de répartition du coût net du service postal universel sur les autres entreprises du secteur « ne fournit aucun encouragement au prestataire du SPU pour contrôler ses coûts, améliorer son efficience et réduire le coût net du SPU ». Le contraire risque même de se produire ainsi qu’une surenchère à la médiocrité du service : « Plus le prestataire est inefficient, souligne encore le Conseil de la concurrence, plus le coût net de l’obligation du SPU sera important, plus la compensation que doivent fournir les autres entreprises sera élevée, plus la position concurrentielle du prestataire universel s’en trouvera fortifiée ». Pour les gardiens de la concurrence – ils plaidaient pour une prise en charge du possible déficit du SPU par le budget de l’État, ce dont le gouvernement ne voulait pas entendre parler – le système mis en place pourrait générer « de puissantes barrières à l’entrée des marchés des services postaux et anéantir le développement de la concurrence dans ce secteur, au détriment des utilisateurs et du bien-être public ». Dans cette optique, les barrières au développement du service postal produiraient des effets pervers sur le reste de la chaîne économique et pourraient notamment constituer « une entrave aux efforts entrepris par le gouvernement pour encourager le développement d’un centre logistique à Luxembourg ».
La question de la rentabilité du service postal universel donne lieu à débat (le rapport Bain y contribue également), d’autant plus que la comptabilité analytique du secteur postal de l’Entreprise des postes et télécommunications a montré un certain nombre de faiblesses, comme l’a récemment démontré une décision du Conseil de la concurrence à la suite d’une plainte d’un concurrent de l’opérateur public, la société Dintec. L’Institut luxembourgeois de régulation (ILR) est en train d’élaborer avec le consultant britannique Frontier, un modèle de comptabilité analytique séparée qui devrait, une fois implémenté par l’opérateur, mettre un terme aux tergiversations avec le régulateur sur les coûts d’exploitation réels de telle ou telle activité. « Nous n’avons pas l’intention de nous laisser entraîner dans une polémique avec les communes sur la fermeture de tel ou tel bureau de poste », explique Paul Schuh, directeur de l’ILR en se défendant contre les assertions selon lesquelles le régulateur peut, maintenant que la libéralisation totale du marché postal a été décrétée, souffler le chaud et le froid et trancher le sort des bureaux de poste, de leur nombre et de leurs heures d’ouverture. Ce ne serait pas la mission de l’ILR, relève son dirigeant.
Le modèle de comptabilité analytique devrait être prêt pour 2013, promet Paul Schuh. L’outil est d’autant plus indispensable que l’EPT, conformément à la nouvelle loi de décembre 2012 sur l’achèvement de la libéralisation de la poste, devra fournir la preuve d’un éventuel déficit du service postal universel à compenser par ses concurrents sur les activités ne relevant pas du SPU. L’ILR, qui a identifié 33 opérateurs de services postaux au Luxembourg (la liste comprend d’ailleurs la société Valora qui distribue les périodiques) et qui leur a adressé le 3 janvier dernier une lettre pour déterminer l’ampleur de leurs activités (dans la perspective évidente de leur participation ultérieure au financement du SPU) n’est pas pressé de mettre en place le fonds de compensation, ni d’en déterminer la clef de répartition (la loi de décembre en a octroyé la responsabilité au régulateur, contre l’avis d’ailleurs du Conseil de la concurrence qui réclame un siège au conseil de l’ILR), puisque l’évaluation se fera sur base du bilan 2013 de l’EPT. Il y a donc de la marge.
Tout le monde prie pour que l’opérateur public ne termine pas son exercice en fin d’année par un delta négatif de son activité postale, ce qui remettrait en cause le difficile équilibre qui a pu être trouvé autour du service public universel. Paul Schuh se dit persuadé que l’EPT trouvera l’équilibre financier. Peut-être parce la libéralisation théorique du marché a semé sur son chemin de telles entraves que la répartition actuelle du marché postal restera encore pour longtemps inchangée ? « Il n’est pas question pour nous de compenser le déficit éventuel du service postal universel tant que les comptes de l’Entreprise des postes et télécommunications ne sont pas transparents », affirme pour sa part Jacques Deltenre, administrateur-délégué de la société de courrier Dintec, qui fut à la pointe du combat pour l’ouverture du marché postal au grand-duché et porta plainte devant les services de la concurrence pour abus de position dominante de l’EPT sur ce marché. La bataille qu’il avait ouverte en 2004 s’est achevée la veille de la libéralisation du marché postal sur un constat mi-figue mi-raisin, l’EPT ayant été enjointe, sous peine d’astreintes, à l’ouverture de ses infrastructures, notamment l’accès aux boîtes postales, à des « prix raisonnables ». L’enquête de l’autorité de la concurrence aura au moins eu le mérite de démontrer, expertise à l’appui, que l’opérateur public part avec des longueurs d’avance sur ses concurrents. Le rapport du 18 décembre dernier du Conseil de la concurrence dans l’affaire Dintec indique ainsi que l’EPT fut en mesure d’augmenter ses marges au sein des services postaux réservés de 39 pour cent entre 2001 et 2005. Les bénéfices tirés de ces services ont-ils permis pour autant à la Poste de subventionner d’autres activités postales, livrées, elles, à la concurrence ? Les gardiens de la concurrence n’en ont pas trouvé la preuve dans leur longue enquête qui s’est étirée de 2004 à 2012. Ils ont toutefois estimé que la charge de l’obligation de service universel excédait « largement » chaque année entre 2001 et 2009 les contributions de l’activité jusque-là réservée.
Service d’intérêt économique général
La messagerie postale, qui consiste entre autres en la distribution des journaux (les quotidiens pour l’heure, le coup de pouce public pour les autres périodiques, notamment le Land, est encore en discussion) dans les boîtes aux lettres le matin avant 6.30 pétantes, est assurée par les salariés de l’EPT, généralement payés au minimum légal, pour le compte des éditeurs qui bénéficient ainsi d’une aide d’État indirecte. Ce n’est pas une activité rentable pour l’opérateur public qui a signé en 2007 une convention avec l’État luxembourgeois, lequel prend à sa charge le deficit qu’elle génère chaque année (les surcoûts de la distribution). Le ministère de l’Économie, qui doit fournir sur une base régulière les montants des compensations versées à l’EPT aux services de la Commission européenne, ne souhaite pas communiquer de chiffres précis et se contente de dire que l’enveloppe allouée chaque année à l’EPT pour prendre en charge la messagerie postale n’exède pas les quinze millions d’euros. C’est de toute façon la limite autorisée par Bruxelles pour les services d’intérêt économique généraux (SIEG), catégorie qui permet de bénéficer d’aides d’État, au nom précisément de l’intérêt public (en l’occurrence, le maintien des titres de la presse écrite luxembourgeoise et leur distribution en temps opportun dans les boîtes-aux-lettres des lecteurs).