Il est rare que les hommes politiques se mettent à table. Quant aux femmes politiques, cela fait longtemps qu’elles ne se contentent plus de la dresser. On se souvient certes de Giscard qui s’invitait à la table de ses compatriotes et qui conviait des éboueurs maliens à venir partager avec lui les croissants du petit-déjeuner. Mais en général la gente politique rechigne à s’attabler face aux journalistes pour avouer ses mé- et for(t)faits. Le monde se montrait donc d’autant plus surpris quand la semaine dernière deux tablées, et non des moindres, faisaient la une de la presse mondiale. À commencer par celle où prirent place les invités de Xi Jinping et dont la taille fut inversement proportionnelle au nombre de chefs d’État qui avaient daigné faire le voyage à Péking. Elle ne fut pas trop vaste cependant pour accueillir les nombreuses casquettes que notre Henri amenait dans ses valises. Le membre du comité olympique n’eut pas le loisir d’accrocher, comme le fit son père en 1956, une médaille au cou d’un.e de nos athlètes, alors que le chef d’État qui était là sans être présent, à moins que ce ne fut l’inverse, discutait, foi d’Asselborn, droits de l’homme avec son hôte. Il est vrai que la table du banquet tenait plus des planches d’un théâtre avec ses sites olympiques en miniature, si j’ose dire, que d’un zinc de comptoir où il fait bon tailler une bavette avec ses convives. Que voulez-vous : all the world’s a stage. La scène, surréaliste à souhait, faisait penser au dîner auquel conviait Buñuel dans Le fantôme de la liberté. Les hôtes s’y faisaient tellement ch... qu’ils étaient assis sur des cuvettes de WC. Henri de Luxembourg ne nous a pas mis dans le secret de ses entrailles, et nous ne saurons donc jamais si le membre de l’IOC était constipé ou si le chef d’État souffrait de diarrhée verbale devant son homologue.
L’autre table qui faillit voler la vedette à la fondue chinoise était celle qui réunit, pardon qui séparait, Poutine et son hôte Macron. Là ce ne fut plus une piste de ski, mais un véritable terrain de foot. Comment ne pas penser ici au merveilleux Heaven can wait de Lubitsch ? Mais si, souvenez-vous de l’inoubliable scène où Mr. Strable, roi nouveau-riche de la viande, dîne en face-à-face avec sa femme, assise de l’autre côté d’un interminable plateau richement dressé, où le majordome doit distribuer les mets et les mots et faire passer accessoirement le sel d’un bout à l’autre de la table. Je ne sais pas si le président français a goûté la touche Lubitsch des plats, mais il n’a pas pu ne pas se souvenir que Hannah Arendt a défini la table comme l’objet par excellence qui réunit et qui sépare « en même temps ». Son maître Paul Ricoeur n’a-t-il pas préfacé l’édition française de Condition de l’homme moderne où la grande Hannah expose cette théorie ? Dans ce livre, paru peu après le lancement de Spoutnik, la philosophe voit trois degrés dans la condition de l’humanité active : le travail, l’œuvre, l’action. La table fait œuvre, nous dit l’auteur, elle survit à son créateur et permet l’action qui est toujours une inter-action entre les êtres humains et qui est politique, forcément politique. Alors, les tables de Péking et de Moscou, sont-elles la caricature ou le symptôme du politique ? Quoiqu’il en soit, les deux dictateurs auraient mieux fait de suivre l’exemple de leur ami Erdogan, dont les ancêtres ottomans tenaient leurs conciliabules sur le divan. Ce qui aurait forcément plu à Yvan.