Les antisémites sont les seuls à penser savoir ce qu’est un Juif

Antisémitismes

d'Lëtzebuerger Land vom 24.12.2021

Nous avons à peine refermé (?) le chapitre de la discussion autour des « Stolpersteng », qu’une ministre, issue de la communauté juive, a dû quitter sa maison sous la menace d’une populace remontée contre les mesures anti-Covid, et n’hésitant pas à exhiber l’étoile jaune et à se comparer aux victimes du nazisme. Dans les colonnes de nos confrères du Forum, une discussion animée autour de la définition de l’antisémitisme réunissait amis des juifs et amis d’un autre arabe, pour paraphraser une (très) courte histoire juive.

Si la définition de l’antisémitisme est difficile, celle du Juif est impossible, et force est de constater que l’un a besoin de l’autre pour se définir. Quel scandale alors que d’être obligé de laisser aux antisémites le soin de définir le Juif ! Mais après tout, le Juif Freud a bien eu recours à la maladie, aux névroses et aux psychoses, pour définir et décrire le fonctionnement psychique normal. L’antisémite est ainsi le revers pathologique du sémite, et depuis Sartre nous savons que c’est l’autre qui fait le Juif. Pour relancer la discussion, je voudrai risquer quelques définitions de mon crû :

Le Juif a inventé le Dieu unique pour mieux le tuer.
L’antisémite a inventé le Juif pour mieux le persécuter.
Un adage lacanien veut que, pour l’antisémite, le Juif est le sujet supposé avoir.
Le Juif est le seul monothéiste à ne pas vouloir partager son Dieu avec les autres peuples. En un sens, il pense que c’est de la confiture pour les cochons, ce qui a contribué au Moyen-Âge à le faire représenter, dans beaucoup d’églises, comme une truie, une « Judensau ».
Le Juif habite plusieurs langues et aucun pays. Tout au plus, depuis 1948, le pays d’Israël est-il devenu la résidence secondaire de la diaspora.
Finalement, il faut bien admettre que les antisémites sont les seuls à (penser) savoir ce qu’est un Juif.

Vu sous cet angle, il ne serait pas étonnant que l’antisémitisme serait antérieur au judaïsme. Mais bornons-nous ici à citer l’antisémitisme des Antiques qui voyaient d’un mauvais œil le monothéisme menacer leurs polythéismes, celui des Chrétiens qui pourfendent le peuple déicide en craignant la concurrence d’un monothéisme plus vieux que le leur, celui des Lumières qui ne comprennent pas cette profonde altérité qui semble faire fi de la raison, l’antisémitisme des Juifs eux-mêmes qui s’exprime dans le « Selbsthass » d’un Karl Kraus (mais est-ce de l’antisémitisme?), l’antisémitisme de l’extrême-gauche et même de gauche (Proudhon, Marx) qui lutte contre le juif capitaliste et qui n’est pas innocent à la genèse du complotisme antijuif, enfin l’antisémitisme (qui se cache souvent derrière le masque de l’antisionisme) des tiers-mondistes qui voient dans l’État d’Israël l’allié du colonialisme occidental. Nous voyons donc que les antisémitismes épousent l’air de leur temps, et aujourd’hui il me semble que c’est la catastrophe de la shoah qui doit faire césure. Car depuis les chambres à gaz, l’humanité, ou ce qu’il en reste, ne peut plus dire que le Juif, c’est l’autre.

C’est à la lumière de ce contexte de l’altérité que doit se lire et s’interpréter la controverse actuelle. La définition de l’IHRA (International Holocaust Remembrance Alliance) précise qu’un acte antisémite peut très bien être dirigé contre un non-Juif, si celui-ci est perçu comme juif. La perception et l’intention entrent donc fort logiquement en ligne de compte. Pour la plus récente Jerusalem Declaration on Antisemitism (JDA), l’acte antisémite se dirige forcément contre un Juif. Mais comment qualifier alors le Crime d’Hitler ? Il semble pour le moins exister un consensus qu’il était antisémite : son pamphlet Mein Kampf appelle à l’élimination des Juifs, ce à quoi ses sbires se sont ensuite appliqués. Mais d’après la définition de Jérusalem, tous ses actes, pour autant, n’en auraient pas été antisémites. Comment qualifier le meurtre dans les camps d’extermination des non-Juifs, des convertis, des baptisés qui ne se considéraient pas ou plus comme Juifs, mais que les sinistres « Nürnberger Rassengesetze » rejetaient dans une communauté qui n’était pas ou plus la leur ? Il ne serait pas une action antisémite selon la définition de Jérusalem, à moins qu’on ne reconnaisse à Hitler la légitimité de fabriquer ses Juifs comme bon lui semble. Il est vrai qu’il s’est trouvé de brillants et criminels juristes comme Carl Schmitt pour lui fournir au moins le cadre « légal » de son Crime.

Il me semble que, dans le monde actuel, la négation de l’indispensable axiome du caractère unique de la shoah devrait être un premier critère pour définir l’antisémitisme. La shoah, en effet, n’était ni dictée par des raisons économiques, comme l’esclavage par exemple, ni par un impératif politique comme l’élimination, même à grande échelle, d’opposants politiques. L’organisation à l’échelle industrielle de l’holocauste est, elle aussi, jusqu’à nouvel ordre au moins, unique dans l’histoire de l’humanité. Si on suit, à contrecœur, les élucubrations antisémites d’un Heidegger qui voyait dans les Juifs les propagateurs calculateurs des « Machenschaften » de la modernité industrielle, on pourrait dire que la machine exterminatrice punissait les Juifs par où ils avaient péché. Faut-il rappeler que « Heil-de-Guerre », dans son Rektoratsrede, appelait de ses vœux un Hitler pour « purifier » la philosophie allemande des éléments juifs (y compris de son maître Husserl) dont l’inauthenticité n’aurait su que copier et mimer, afin de ramener le « Seyn » (dont les Juifs, qui ne sont que des « Seiende », se trouvent exclus) vers ses origines grecques. Il faut dire que Marx lui avait bien préparé le terrain, et cela jusque dans son vocabulaire (« Zur Judenfrage », in: Deutsch-Französische Jahrbücher 1844).

Ayant cela à l’esprit, bon nombre d’arguments échangés entre défenseurs de l’IHRA et de la JDA me semblent devenir caducs. Le détournement de l’étoile jaune par les antivax ainsi que l’amalgame fait entre les atrocités commises par les nazis et la politique expansionniste d’Israël visent à nier la singularité de l’holocauste et ouvrent la voie au négationnisme ; ce sont ainsi la quintessence des actes antisémites. Mais si l’intention et la perception aident à définir l’antisémitisme, elles devraient servir aussi, par ricochet, à dédouaner des paroles qui peuvent choquer aujourd’hui, mais qui visaient à démasquer les antisémites et autres fascistes. Je pense par exemple au « On me dit que des Juifs se sont glissés dans la salle » du regretté Pierre Desproges ou, dans un contexte pas si différent, à la malheureuse Annalena Baerbock et sa prononciation du « N-Wort ». Le
Sharon des massacres de Sabra et Chatila et, dans une moindre mesure, son successeur Netanyahou, peuvent être des criminels de guerre, ils n’ont pas encore commis pour autant des crimes contre l’humanité. Il se trouve, bien-sûr, et il se trouvera toujours des antisémites notoires pour être trop contents de proférer leur venin sous le masque de l’antisionisme. Cela ne fait pas encore l’équivalence entre les deux. Est-ce que les hommes de bonne volonté ferment leurs frontières à tous les réfugiés, sous prétexte que se cachent quelques terroristes parmi eux ?

Il me semble, in fine, que la Gretchenfrage qui se cache derrière toute cette question est : « Wie hältst Du’s mit den Palästinensern ? » Les Juifs qui font l’Alya, c’est-à-dire le retour en Israël, sont-ils des colons ou des réfugiés ? En d’autres mots : l’antisionisme est-il toujours de l’antisémitisme et toute critique de la politique de l’État d’Israël est-elle antisémite ? La réponse, évidemment, est deux fois non ! Dès les premiers projets sionistes de Herzl, certains Juifs ultra-traditionnalistes s’opposaient à cette « délivrance artificielle », sous prétexte que Dieu interdit à son peuple de posséder la terre et demande de lui rendre tous les 49 ans les maisons qui sont situées en dehors des murs de la ville. Et votre serviteur ferait bien sienne la phrase de Lecache qui se dit antisioniste parce que le sionisme réduit le droit des Juifs à n’être libres que sur un point limité du globe.

L’existence du pays d’Israël est une nécessité pour la survie physique du peuple juif. Mais le pays où coulent le lait et le miel, est aussi devenu, dans les colonies, celui où coulent le laid et le fiel, et il pourrait constituer en même temps une menace pour la survie de la tradition, de la culture et de l’humour juifs issus de deux millénaires d’exil. Ce peuple de la diaspora sait bien, au fond de lui-même, que le Messie n’arrivera jamais, et que si, par malheur, il arrivait, ce ne serait que ce jour-là que le peuple juif récupérerait le Grand Israël. La Thora et le Talmud ne disent pas autre chose que la psychanalyse, cette science (humaine) juive qui n’est jamais que le symptôme de la rencontre ratée entre la tradition juive et la structure de la langue allemande, à savoir qu’il faut toujours préserver le manque. Ce manque qui est le moteur du désir et donc de la vie. Le Livre est notre patrie, disait Heinrich Heine. Depuis qu’un lopin de terre s’y est substituée, raconte une autre histoire juive, nous sommes devenus catholiques. Ce qui malheureusement ne met toujours pas les Juifs à l’abri de l’antisémitisme.

Paul Rauchs
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