Maux dits d’Yvan

Baerbock et le « mot-haine »

d'Lëtzebuerger Land vom 13.08.2021

Elle a donc fini par s’excuser, elle qui s’apprête à gouverner (peut-être) le pays du Struwwelpeter. Vous vous souvenez de cet ancêtre de la bande dessinée, moralisateur et désuet à souhait, commis par le psychiatre Heinrich Hoffmann au milieu du XIXe siècle. Pour lutter contre le racisme, l’auteur y dessine des noirs ainsi que des méchants petits blancs noircis dans l’encrier de Saint Nicolas. S’élevant elle aussi contre la toujours présente idéologie raciste, Annalena Baerbock a prononcé ce que les Allemands ne désignent plus que par le « N-Wort ». Vous êtes chocolat, si vous pensez qu’il s’agit du mot « nazi », car nous n’en sommes pas encore au point Godwin, ce moment où toute discussion dérape vers le nazisme. Non, aujourd’hui, on n’a plus les c… pour désigner telle profession par sage-femme, ni tel orchestre par groupe de musiciens, et encore moins pour commander dans un Beisl viennois un « Mohr im Hemd ». M… alors ! Les Basses-Alpes ont été rebaptisées en Alpes-de-Haute-Provence, les Côtes-du-Nord se font appeler Côtes-d’Armor, et si l’appellation Hauts-de-France vous a quand-même une autre gueule que Nord-Pas-de-Calais-Picardie, elle n’en est pas pour autant à l’abri des appétits du Front National, pudiquement requalifié en Rassemblement National. On rebaptise ou on scotomise, et un blanc vient remplacer le mot qui désigne le noir.

Les communicants ont pris la relève des journalistes et des politiques, et notre civilisation a régressé vers un stade primitif, caractérisé par la pensée magique qui meut la psyché de l’enfance des peuples, comme celle de l’individu.e. Ce mode de raisonnement précède l’âge de (la) raison et privilégie l’irrationnel. Il attribue un pouvoir quasi magique aux mots qui se mettent à fonctionner par eux-mêmes, comme une véritable personne, voire comme une divinité. La pensée magique ne fait pas la différence entre le mot et la chose, entre le signifiant et le signifié, comme disent les linguistes. Rien qu’en prononçant le mot, ce mode de pensée pense pouvoir déclencher les maux en rapport avec la chose, la personne ou l’animal évoqués. Dans son fameux livre Totem und Tabu, Freud a montré que cette pensée magique est à l’œuvre dans le totémisme, mais aussi dans la névrose obsessionnelle et la superstition. Le totem, très souvent, est frappé de tabou. Il est interdit d’en prononcer le nom, voire parfois seulement d’y penser, au risque de déclencher l’irréparable catastrophe. Certes, les mots, chargés d’histoire parfois avec une grande hache, ne sont jamais innocents. Mais en frappant de tabou certains noms dont l’histoire évoque les pires injustices et cruautés, notre société se fait l’écho de Tartuffe : « Taisez ce mot que je ne saurais entendre ! »

Et si on ne parle pas de la corde sous la branche des lynchés, il faut cependant continuer d’une manière ou d’une autre d’évoquer ces étranges fruits que portaient les arbres du Sud, au risque de se rendre complice de la perte de mémoire des atrocités de l’esclavage, du nazisme et du racisme. Au mécanisme du refoulement et de la pensée magique, préférons l’attitude des Senghor et autre Césaire qui faisaient de leur négritude un étendard de fierté, retournant comme un gant l’injure pour en faire une arme contre leurs oppresseurs. Ne tuons pas une seconde fois la dignité des damnés de la terre que le psychiatre Franz Fanon n’était pas le dernier à défendre. Et surtout, ne rendons pas muet le poète : « Ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité / Ruée contre la clameur du jour / (…) elle troue l’accablement opaque de sa droite patience ». En ces temps de pandémie, nous avons castré la langue qui, en perdant ses couleurs et ses saveurs, s’est aseptisée, pour devenir hygiéniquement correct.

Réfléchissons alors, pour terminer, au paradoxe d’une langue qui lutte contre le sexisme en nommant les différences, mais lutte contre le racisme en gommant les différences. D’un côté, on exige écriture inclusive, « Gendersternchen » et autres majuscules en milieu de mot, de l’autre on « tabouise » les termes connotés racialement. Ne ferait-on pas mieux d’imaginer une langue dans laquelle, face à l’homme rencontré par hasard dans le train, on exprimerait sa différence, sans verser ni dans la peur, ni dans la paranoïa ? Ou, pour le dire avec Adorno : « Une société émancipée ne serait cependant pas un État unitaire, mais une réalisation de l’universel dans la réconciliation des différences. »

Yvan
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