Les principes du locavorisme ont le vent en poupe ces dernières années. Au point qu’il n’est pas une grande surface de distribution qui ne prétend agir aujourd’hui pour le « bien de la planète ». Des formules qu’on est un brin las d’entendre chaque jour un peu plus vidées de leur sens et transformées en slogans par la récupération mercantile. Assistons-nous au détournement de l’écologie à des fins néolibérales ? Ou à une grande révolution verte à laquelle s’efforcent de contribuer tous les secteurs de l’économie ? Dans cette forêt de mots sonnant comme des valises ou des hashtags, comment distinguer un engagement écologique sincère, réel et unitaire, de la vaine formule rhétorique ?
Chez Benu Village (prononcez « be new »), ça commence par l’institution d’un cadre éthique, une charte servant de principe de conduite en matière de « responsabilité sociale », d’« excellence écologique », de « production locale », de « transparence ». Soit une première façon de réduire l’écart entre le langage et la réalité de l’action. Seuls celles et ceux qui partagent cette charte ont le droit d’en porter le nom. Ce qui permet de constituer et d’identifier un réseau de partenaires signataires à l’instar de Benu Couture, Benu Reuse ou Benu Sloow...
Installée à Esch-sur-Alzette, dans le quartier de Grenze, l’association Benu Village est la structure porteuse de ces diverses initiatives. Fondée en 2017 par Georges Kieffer, qui en est également le directeur, l’association loue ses espaces à des commerces locaux, associations et start-up qui en partagent les valeurs. Celui qui a suivi une formation en économie avec une orientation en écologie préfère parler d’« une initiative innovante dans le domaine de l’économie circulaire socio-écologique ».Trente années que cet homme déplore l’étanchéité des secteurs, qu’il cible leurs contradictions internes (« les gobelets en carton que l’on nous sert au terme d’une conférence sur l’écologie »), qu’il ironise sur les demi-mesures prises en politique, tout cela au mépris de l’urgence climatique et de l’intérêt général. Or c’est bien de vue d’ensemble dont manque selon lui le monde aujourd’hui. Georges Kieffer voit grand, parle d’« économie et d’écologie globales ». Car, constate-t-il, « On tend trop souvent à séparer l’écologie de ses aspects sociaux. Il existe de grandes organisations qui font par exemples des merveilles dans le champ du social mais qui ont une empreinte écologique négative. De même, il existe des initiatives écologiques tout à fait pertinentes mais qui ne possèdent aucune notion de cohésion, d’intégration et d’inclusion ». De la « nécessité de faire converger l’économie, l’écologie et le social » repose l’édification de l’éco-village eschois, qui comprend à ce jour 32 salariés dont 23 à temps plein. Un chiffre non négligeable pour une expérience pionnière, puisqu’il s’agit du premier éco-village à voir le jour en Grande Région. Même le couple grand-ducal a jugé bon de visiter les lieux. C’était en 2019, et Georges Kieffer avait revêtu pour l’occasion un improbable costume rafistolé par la maison Benu Couture. Deux univers se rencontraient.
Cinq secteurs d’activités professionnelles ont depuis émergé autour de l’éco-village. Dans le voisinage de la rue d’Audun, le bâtiment aux murs recouverts de déchets colorés et de matériaux compostables ne passe pas inaperçu. Un véritable poème architectural. C’est là que se trouve la boutique de Benu Couture, un atelier de création inclusif de haut niveau. Se positionnant contre la mode qui relance incessamment le cycle de la production et de la consommation, ses couturiers suivent le principe de surcyclage (upcycling) qui consiste à customiser un vêtement préexistant mis à disposition par une personne privée. Les pièces, fabriquées à partir de coton ou de soie essentiellement, sont garanties à vie et mises en vente à la boutique ; les matières synthétiques y sont bannies pour des raisons de durabilité. Et pour joindre le nécessaire à l’utilité sociale, les emplois créés favorisent l’insertion professionnelle de personnes en difficulté.
Côté restauration, une collaboration avec un grand chef est sur le point d’aboutir. Au Benu Sloow (avec deux o pour Slow Food et organic 0 waste), aucun mets ne sera préparé à l’avance et le gaspillage en sera exclu. On y trouvera une « cuisine ouverte, exclusivement bio et végane pour minimiser l’empreinte carbone. Les recettes sont élaborées à partir de rescued food, c’est-à-dire des aliments bio refusés par le commerce malgré leur respect des normes de l’UE et leur qualité incontestable. Dans la plupart des cas, ce refus résulte de la fluctuation de la demande ou bien de l’aspect esthétique de la marchandise : trop courbé, trop petit », précise Georges Kieffer. Autre chantier en cours, pour lequel l’apport de l’entrepreneur luxembourgeois Rolf Bau est pressenti : la construction d’habitations qui donneront corps à l’éco-village qui ne dispose pas encore de lieu d’hébergement. Les maisons seront érigées avec, pour 80 pour cent, du matériel récupéré comme la terre, les plantes ou des rébus de marchandises et entièrement isolées à partir d’engrais organiques. Autre initiative prête elle-aussi à voir le jour : Benu Forme, une activité de récupération de meubles. On démonte, on scie, on récupère des matériaux pour inventer de nouveaux meubles dessinés par des designers. En rapport étroit avec cette activité, Benu Reuse s’occupe de récupérer des meubles, des appareils électriques ou de la vaisselle pour en rafraîchir l’aspect ou les réparer. Leur prix de vente est fixé selon le nombre d’heures passées au reconditionnement des pièces. Enfin, Benu Métamorphose vise la refonte complète du village. D’un lieu de vie, il s’agit de faire une œuvre d’art : une conversion assurée par des artistes qui transmettraient auprès des bénévoles leurs savoirs et leurs compétences. Manque de bol pour Georges Kieffer : son projet n’a pas été intégré au programme d’Esch 2022, capitale européenne de la culture. Il ne le digère toujours pas. Ce qui ne l’empêche pas de disposer par ailleurs d’un soutien de la commune et de subventions provenant des ministères de l’Économie et de l’Environnement. Alors, le recyclage de rébus réinjectés dans la sphère sociale et marchande : révolution écologique ou récupération libérale ?