Croyants ou cyniques À la fin des années 1990, je travaillais à Moscou. Et il m’arrivait de demander à ceux de mes collègues dont j’avais gagné la confiance : « C’était comment avant ? » « Avant » voulait naturellement dire là-bas « du temps de l’Union Soviétique ». Et les collègues, chacun à sa manière, de m’expliquer que si tous pratiquaient les rites, tels qu’assister collectivement aux discours télévisés du Premier secrétaire ou autres manifestations du régime, presque plus personne ne croyait aux mythes des lendemains radieux d’un communisme triomphant.
J’ai découvert récemment que ce que révélait ma minuscule enquête était corroboré par le regretté Tzvetan Todorov, décédé en février de cette année. Dans Le Siècle des totalitarismes (2010), il écrit : « Dans la société propre aux pays de l’Est, l’adhésion à l’idéologie communiste joue de plus en plus le rôle d’un simple rituel, tous s’en réclament, personne ou presque n’y croit. En revanche, la soumission inconditionnelle au chef est indispensable. Le communiste moyen n’est nullement un fanatique, c’est un carriériste cynique qui fait ce qu’il faut pour accéder à une position privilégiée et s’assurer une qualité de vie supérieure. La constitution et les lois sont tenues en piètre estime. » Est-ce si différent aujourd’hui pour ceux qui travaillent dans les institutions financières, les administrations étatiques ou les multinationales ? Ils sont en effet sommés de proclamer leur adhésion aux « valeurs » de leur organisation et de se comporter en conséquence, de les « vivre ». Mais combien y croient-ils vraiment ?
Comme le bloc soviétique avait ses dissidents, nous voudrions présenter ici des personnages que nous percevons être les dissidents d’aujourd’hui, ceux dont les valeurs sont autres que celles qui régissent l’Organisation mondiale du commerce et les politiques de l’Union européenne. Et pour ce faire, nous allons nous concentrer sur le Grand-Duché. Grand gagnant de la mondialisation néolibérale, le Luxembourg est très prospère et échappe pour le moment aux vents mauvais qui soufflent sur un certain nombre de pays. Alors qui sont ces gens qui y trouvent quand même à redire ?
Cell Notre enquête commence par une rencontre avec Norry Schneider. Il est un des principaux animateurs du Cell, le Center for Ecological Learning. Dans son objet social, l’Asbl affirme « offrir une vision positive de l’avenir collectif pour créer des conditions de vie équitables, un bon degré de résilience communautaire, et pour mettre en pratique des alternatives sociales, culturelles, politiques et économiques. » Sur la carte de visite de Norry Schneider, on peut lire : « Créer le monde que nous voulons est un mode d’action bien plus subtil, mais plus puissant que détruire celui dont nous ne voulons plus. » Il s’agit d’une citation de Marianne Williamson, une écrivaine américaine qualifiée par Wikipédia de « maître spirituel ». Norry est aussi coordinateur de Transition Minett, une autre Asbl s’occupant d’alimentation, de jardinage, d’énergie et de citoyenneté. L’association opère une épicerie-café-lieu-de-débat à Esch-sur-Alzette.
Norry récuse le terme de contestataire que je lui propose. Il me cite le reporter et écologiste Yann-Athus Bertrand : « Il est trop tard pour être pessimiste, trop tard pour la confrontation. » À la contestation, Norry préfère la participation, l’action. Et après dix ans passés à faire du travail de plaidoyer politique dans une ONG de développement où il luttait « contre », Norry a préféré en 2015 s’engager dans le « faire ». Au lieu de dire « il n’y a qu’à faire », il dit maintenant « faisons ». Le mouvement de la Transition – qui donc n’est pas seulement un « think tank » mais aussi et surtout un « do tank » – et dans lequel il inscrit son action, vise à nous faire passer d’un monde dépendant des énergies fossiles à autre chose, un monde plus juste. Concrètement, chacun est invité à se réapproprier la nourriture, l’énergie, la monnaie, l’espace public, l’expression, le plaisir de la vie, etc.
Soutenu financièrement par le ministère du Développement Durable, le Cell accompagne les communes dans la mise en place d’actions climatiques locales. Cela peut se faire sous forme de potagers familiaux, de projets énergétiques ou de sensibilisation comme la tournée du documentaire Demain que Norry a organisé début 2017. Il y eut 22 soirées, avec la participation de 83 communes allant de Dudelange à Troisvierges et de Redange à Echternach.
Le documentaire Demain Rappelons rapidement que Demain part de la découverte par le réalisateur Cyril Dion d’une étude qui annonce la possible disparition d’une partie de l’humanité en 2100. Il en parle à l’actrice Mélanie Laurent. Celle-ci est enceinte et se désespère du monde que nous allons laisser à nos enfants. Avec quatre de leurs amis, ils partent alors explorer le monde en quête de solutions capables de sauver leurs enfants et, à travers eux, la nouvelle génération. À partir des expériences les plus abouties dans tous les domaines (agriculture, énergie, habitat, économie, éducation, démocratie...), ils vont tenter de reconstituer le puzzle qui permettra de construire une autre histoire de l’avenir. En 2016, le film a obtenu le César du meilleur documentaire et a enregistré un million d’entrées dans les salles.
Demain au Luxembourg L’idée de Norry en organisant cette tournée était de partager les expériences montrées dans le film et faire découvrir aux Luxembourgeois leurs propres rêves, leur donner confiance en eux-mêmes. La tournée a permis l’identification de plus de 300 projets locaux qui allaient dans le sens du film mais que peu de gens connaissaient, à commencer par les gens qui habitent la région.
J’ai moi-même participé à une projection de Demain à Dippach. La commune m’est plus familière pour ses villas cossues que pour sa fibre écologique. Après la projection, Norry invite les agriculteurs bios de la commune à se présenter. Puis, c’est le tour des autres initiatives, champ communautaire et coopérative pour une centrale solaire de 180 kilowatts, ... À Garnich, le cadastre solaire a été réalisé. À l’issue de la soirée, la bourgmestre, Madame Bei-Roller, déclare : « Après ce que j’ai vu et entendu, je ne vais pas dormir de la nuit ! »
Les blocages sont dans nos têtes « Je n’ai jamais rencontré quelqu’un sans capacité, sans talent. Les barrières sont intérieures. Il faut libérer la créativité, réveiller le courage qui sont en chacun de nous », dit Norry. Puis ajoute, en guise d’exemple : « Pour faire le jardin urbain à Esch il y a quatre ans, nous buttions sur la difficulté de trouver un terrain. Lors d’une réunion, chacun a visualisé le jardin de ses rêves pendant quinze minutes, puis a décrit sa vision. Deux mois plus tard, nous avions un terrain. Les blocages sont dans nos têtes. » Tout ceci est dit d’un ton égal, d’une voix un peu traînante et me laisse perplexe. On retrouve probablement là les idées de Marianne Williamson.
Terra Comme il me voit sceptique, Norry cite l’exemple de Terra, l’Association de maintien de l’agriculture de proximité (AMAP) créée en 2014 sous forme de coopérative. Terra produit en permaculture des légumes pour 180 familles qui paient d’avance leur part de la récolte, garantissant ainsi les revenus des agriculteurs. Chaque semaine, la récolte est distribuée directement du producteur au consommateur. « Les trois fondateurs de Terra n’avaient ni capital, ni terre, raconte Norry. En janvier 2014, ils adressent un mail à leur réseau dans lequel ils expliquent leur projet. Des centaines de personnes ont répondu et sont devenus coopérateurs en achetant des parts dans ce nouveau type de société citoyenne (une part coûte 200 euros). Puis, une personne a mis un terrain à disposition. Le travail de la terre a commencé en mars 2014. »
Ouni Pour enfoncer le clou, Norry me cite l’exemple d’Ouni. Les trois fondatrices se sont rencontrées chez Terra pendant un atelier de permaculture. Partant du constat que les déchets d’emballage représentent trente pour cent de nos déchets ménagers, les fondatrices qui sont entretemps devenues six, décident de créer une épicerie bio sans emballages, une alternative écologique aux supermarchés conventionnels. Elles ont également opté pour la coopérative et réuni 626 coopérants qui leur ont apporté 221 400 euros de capital sur le même modèle que Terra. Ouvert en décembre 2016, rue Glesener, Ouni offre la possibilité de consommer sur place et organise des conférences et des ateliers d’apprentissage sur le thème du « zéro déchets ».
Adhoc On voit que les initiatives lancées au nom de l’écologie et recherchant d’autres formes de coopération économique ne manquent pas. Mais nous relevons une autre initiative qui vise à s’attaquer à une des tendances lourdes des trente dernières années : la forte élévation des prix du logement. Selon l’Observatoire de l’habitat, depuis 2005, les prix des appartements ont augmenté de 66 pour cent et celui des maisons de 53 pour cent. Or, l’indice des salaires sur la période a augmenté de 24 pour cent. Il devient de plus en plus clair que sans héritage, il est difficile pour les jeunes de se loger et pour eux, la perspective d’accéder à la propriété s’éloigne. Pour répondre à ce défi, s’est donc créé Adhoc, un projet d’habitat participatif. À Zurich, autre centre financier où l’immobilier est cher depuis longtemps, les coopératives d’habitation représentent 27 pour cent des logements.
Alex Hornung, le trésorier de l’association, explique qu’Adhoc ne cherche pas seulement à procurer à ses membres un bon logement à un prix abordable. Le projet répond aussi à une aspiration de vivre ensemble autrement que chacun chez soi, tel que c’est le cas la plupart du temps à la ville comme à la campagne. Les objectifs sont de créer une communauté d’habitants, de réduire au minimum l’espace privatif et de partager des espaces communs tels la laverie, une salle multifonction avec cuisine collective, une cave avec chambre froide commune. « Comme dans un village, nous voudrions recréer des liens, du collectif. » conclut Alex Hornung qui ne souhaite pas vivre seul à 75 ans comme ses parents.
Adhoc a le soutien du ministre du Logement Marc Hansen (DP). Ce dernier a tenu à assister à la réunion publique qu’Adhoc organisait le 23 mai dernier aux Rotondes. Il a reconnu que les textes, fiscaux notamment, défavorisaient les membres de coopératives d’habitation par rapport aux accédants individuels à la propriété. En précampagne municipale, Marc Hansen a dit s’en préoccuper. Aujourd’hui, il existe un projet pilote au Kirchberg de trente logements. Pour y habiter, il faudrait à l’heure actuelle débourser 1 100 euros le mètre carré en droit d’entrée. Ensuite, la redevance mensuelle se monterait à 18 euros le mètre carré. Pour cent mètres carré, il faudrait donc débourser 110 000 euros avant d’emménager et une mensualité de 1 800 euros pendant trente ans. Une telle mensualité amortit un prêt bancaire de 520 000 euros avec le taux hypothécaire actuel de 1,5 pour cent. 630 000 euros pour un appartement de cent mètres carrés au Kirchberg, est-ce mieux que le marché ? Ce qui est certain, c’est que ce n’est pas précisément bon marché. Le prix du bail emphytéotique indiqué par le Fonds du Kirchberg, auquel s’ajoute le non-accès au taux super réduit de TVA pour les coopératives, expliquerait ce prix, dit Alex Hornung. Soutenu également par la Fondation Grande-Duchesse Charlotte qui a subventionné les études initiales et Caritas, Adhoc est encore très loin d’avoir concrétisé son premier projet. Mais il reste acquis qu’il y a un groupe qui y travaille, qui en rêve, qui a interpelé les politiques.
Beckerich Un autre « dissident » du Grand-Duché, connu bien que discret, est Camille Gira. Se désolant de voir son village de Beckerich se vider de ses habitants, Camille Gira décide d’agir. Il se présente en 1982 aux élections municipales. Il a 24 ans et est élu. Huit ans plus tard, il devient bourgmestre et il va mettre en œuvre une politique municipale « décalée ». Contrairement à d’autres communes frontalières, Beckerich a réduit le nombre de stations services de quatre en 1980 à trois aujourd’hui. L’eau du village a des qualités de pureté exceptionnelles. Plutôt que de vendre la source à l’exploitant français qui va la mettre en bouteille, Beckerich obtient une redevance sur l’eau et quinze pour cent du capital de la société, ce qui rapporte à la commune des centaines de milliers d’euros de royalties par an.
Installation de chauffage collectif brûlant de la biomasse, panneaux solaires sur les bâtiments publics et privés, projet d’éoliennes, réduction de l’intensité lumineuse de l’éclairage public, Beckerich vise l’autarcie énergétique en 2020-2025. Au lieu de concentrer les enfants dans un grand centre scolaire où ils se rendraient en bus, Beckerich a conservé de petites écoles dans les villages afin que que la plupart des enfants puissent venir à pied ou à vélo. Pour faire bonne mesure, en 2012, est lancé le « Beki », une monnaie complémentaire. La commune est passée de quelques 1 500 habitants dans les années 80 à plus de 2 200 aujourd’hui.
En fait, un grand nombre des idées montrées dans le film Demain ont été mises en place à Beckerich. D’ailleurs, le documentaire montre que le rapport de force actuel en économie et en politique impose les postulats productivistes et capitalistes au niveau étatique. Et selon Demain, le niveau d’action politique où il serait encore possible d’agir serait celui de la commune. Depuis 2013, Camille Gira est secrétaire d’État au Développement durable et aux Infrastructures. Il est probable qu’il n’est pas tout à fait étranger au soutien de son ministère au projet Cell.
Oikopolis Le dernier exemple de « dissident » que nous citerons est Änder Schanck. Malades de manipuler les intrants chimiques agricoles, Änder et son frère Jos convertissent la ferme familiale au bio au début des années 80. Décrétés fous par les voisins, Änder et Jos persévèrent. Alors que Jos prend la ferme, Änder s’occupe de la distribution. Petit à petit, se crée un groupe de sociétés qui comprend entre autres Naturata, Biogros et la nouvelle laiterie de Bascharage, la Biog-Molkerei. La coopérative des paysans bios Biog en est actionnaire à vingt pour cent. Änder se défend d’être un visionnaire. Il n’aurait jamais fait que ce qui était « nécessaire ». Porté par la vogue du bio, le groupe est en forte croissance. La décision de la plupart des producteurs de lait bio de quitter Luxlait en 2015 et de créer avec Oikopolis leur propre laiterie, est la dernière initiative du groupe qui, car elle était « nécessaire », devait donc être entreprise.
Bilan du bien commun Oikopolis organise des conférences publiques dans son siège de Münsbach, « Oikopolis am Dialog ». Lors de l’une d’elles est venue l’activiste altermondialiste Christian Felber qui a présenté son idée de bilan du bien commun. Felber affirme que le système économique instaure comme objectif la maximisation du profit financier et se fonde sur la concurrence. Or, dit Felber, les valeurs qui en résultent sont celles de l’avarice, de la dureté, de l’irresponsabilité, toutes motivations que nous rejetons dans nos relations personnelles. Felber propose donc de remplacer le profit financier comme objectif des entreprises (et la croissance du PIB pour les États) par la notion de contribution au bien commun et de remplacer la concurrence par la coopération. Pour ce faire, il faut pouvoir mesurer la contribution au bien commun et la pratique de la coopération. Dans son livre paru en 2010, il propose une « Gemeinwohl-Ökonomie », un modèle de bilan mesurant la contribution au bien commun. Oikopolis sera une des entreprises pionnières à préparer son bilan du bien commun dont la première version est publiée en 2014 et la deuxième en 2017. Elle rejoint ainsi un mouvement international qui se diffuse en Europe et en Amérique du Sud.
Colibris et monstres Les exemples que je cite ici – et je ne vise pas l’exhaustivité, – impliquent des milliers de personnes au Luxembourg. Il me semble que, sous l’apparence d’une victoire complète des thèses de la mondialisation affirmée par la plupart des médias, il y en a beaucoup qui n’y croient plus ou pas ou pas vraiment. Compte tenu de la situation catastrophique des écosystèmes, il se pourrait bien qu’aujourd’hui beaucoup partagent l’opinion que Keynes exprimait en 1933 : « Le capitalisme international décadent et individualiste dans les mains duquel nous nous trouvons après la guerre [celle de 14-18] n’est pas un succès. Il n’est ni intelligent, ni beau, ni juste, ni vertueux – et il ne remplit pas sa mission. En bref, nous le détestons et commençons à le mépriser. Mais quand nous nous demandons que mettre à sa place, nous sommes perplexes. » Or, aujourd’hui, sous nos yeux, sans grand plan, sans Grand Soir, l’avenir se réinvente. Certains, plus nombreux qu’on ne le pense, essaient de « faire leur part » selon la légende du colibri qu’aime rappeler le paysan-poète Pierre Rabhi. Mais, nous prévient Gramsci, «le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Ce risque existe aussi.