À force de se focaliser sur les idéologies d’inspiration salafiste, on oublie parfois que l’islam politique a un potentiel humaniste quand il est articulé autour de deux principes fondamentaux de l’éthique islamique : la fraternité humaine et la fraternité des croyants.
Ces deux principes définissent l’approche islamique à la question des réfugiés. En effet, le sixième vers de la « Sourate du repentir » enjoint aux croyants d’accorder l’asile aux idolâtres et ce bien que le fait d’associer d’autres divinités au Dieu unique soit un péché impardonnable en islam : « Et si l’un des idolâtres te demande asile, accorde-le lui, afin qu’il entende la parole de Dieu, puis fais-le parvenir à son lieu de sécurité. Car ce sont des gens qui ne savent pas. »
Dans un autre contexte, la question de l’asile est également évoquée dans le recueil de hadith (les paroles et actes du prophète) d’al-Tirmidhi. Mohammed enseigne que « nul leader ne doit fermer la porte à ceux qui sont dans le besoin et dans la misère ».
L’instrumentalisation du drame des réfugiés syriens par le président Erdoğan et le parti au pouvoir en Turquie est un rappel que les leaders politiques se réclamant de l’islam ont autant de mal à respecter les préceptes éthiques de leur religion que les politiciens chrétiens qui s’acharnent à ne pas reconnaître le visage du Christ en chaque demandeur d’asile.
C’est au début de la guerre civile en Syrie, en 2011, que les premières victimes du conflit sont arrivées en Turquie. Toutefois, officiellement, elles n’obtinrent pas le statut de réfugié qui leur aurait accordé certains droits. En effet, bien que la Turquie ait ratifié la convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés de 1951, puis son protocole de 1967, elle l’a ratifiée avec une restriction d’un ordre géographique. Ainsi, jusqu’à ce jour, uniquement les personnes originaires d’un pays européen peuvent obtenir le statut de réfugié en Turquie. Pour faire face à la crise des réfugiés syriens, la Turquie développa un nouveau cadre légal qui accorda une protection temporaire aux réfugiés et demandeurs d’asile en 2013 – un système ouvert à de nombreux abus selon l’ONG Human Rights Watch. D’après les statistiques du Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, au 16 octobre, 3 676 288 demandeurs d’asile d’origine syrienne étaient enregistrés en Turquie. D’après les statistiques du ministère de l’Intérieur turc, seulement trois pour cent de ces réfugiés vivent dans des camps. Plus de trois millions sont répartis dans différentes régions et villes de Turquie, surtout à l’est.
Depuis le début du conflit syrien, la politique du gouvernement face aux réfugiés a toujours été caractérisée par une certaine ambigüité. D’une part, Erdoğan dénonçait le manque de compassion de l’opposition kémaliste quand celle-ci l’accusait de présider à un « remplacement de la population » et à une islamisation en promouvant l’implantation de réfugiés sunnites arabophones dans des régions ethniquement et religieusement hétérodoxes. Il est à noter que certains courants kémalistes promeuvent une arabophobie qui n’est pas sans rappeler le discours de mouvements d’extrême-droite en Europe. Celle-ci se manifesta en particulier lorsque le gouvernement turc proposa d’accorder la nationalité turque, sous strictes conditions, aux réfugiés syriens en 2016, dans ce que beaucoup interprétèrent comme une vulgaire manœuvre dans le but d’obtenir de nouveaux électeurs pour le parti au pouvoir en perte de vitesse.
Toutefois les limites de la compassion gouvernementale font régulièrement la une des journaux quand le président Erdoğan menace d’expulser les réfugiés syriens vers l’Europe. Depuis l’accord signé entre l’Union européenne et le gouvernement turc en mars 2016, la Turquie s’est engagée à récupérer sur son territoire les migrants en situation irrégulière qui n’ont pas obtenu l’asile en Europe, en échange d’aides financières. L’accord a permis au président Erdoğan, peu de temps avant la tentative de coup d’État de juillet 2016, de se repositionner sur l’échiquier politique européen malgré les politiques répressives de son régime. En plus, en jouant la carte des réfugiés, il tient une Europe, plus xénophobe que jamais, par la gorge, comme l’a montré la paralysie européenne après l’intervention militaire turque en Syrie.
Erdoğan a toujours flirté avec le nationalisme quand il sentait que son pouvoir chancellait. En Turquie tout comme dans le reste de l’Europe les réfugiés sont les premières victimes de la vague nationaliste. L’invasion turque en Syrie n’a pas seulement pour but d’étouffer le rêve d’autonomie kurde et son projet de société égalitaire et laïque. En établissant une zone de sécurité en Syrie, la Turquie veut faire d’une pierre deux coups : Transformer la démographie de la région en implantant une population arabophone dans les territoires à majorité kurdes et satisfaire aux demandes des nationalistes religieux et laïcs en forçant deux millions de réfugiés à quitter le territoire turc et s’installer dans cette zone.