Alex Donnersbach et Kim Felten, deux trentenaires de la CSJ, se sont retrouvés ces derniers jours au groupe de travail « Logement (y compris l’accélération des procédures) » instauré dans le cadre des négociations de coalition. L’avocat en droit administratif et l’agent immobilier ont déjà eu l’occasion de discuter immobilier par le passé. En mars 2021, lors d’un congrès de la CSJ, Donnersbach présentait une résolution appelant le gouvernement à freiner la hausse des prix à quatre pour cent par an. Avec Philippe Frieden (fils de Luc Frieden), Kim Felten discrédita l’idée comme « planification économique », incompatible avec « les valeurs » du CSV. Le congrès se rallia majoritairement à l’avis Frieden/Felten, et finit par rejeter la résolution. Quatre ans plus tard, Donnersbach se retrouve dans le rôle de co-président (à côté de Lydie Polfer) du groupe de travail Logement, rapportant directement à la plénière des négociations de coalition.
Kim Felten a travaillé quelques années comme instituteur dans sa commune natale de Hesperange, avant de se lancer, en 2018, dans l’immobilier, en fondant l’agence Hektar Sàrl. Parmi les premiers associés figure sa compagne, Axelle Feider, fille du numéro trois du groupe Giorgetti, Paul Feider. Comptant trois employés, Hektar ne fait pas de la promotion immobilière ; c’est une petite agence parmi des centaines d’autres, spécialisée dans la vente d’objets « haut standing ». Avant de faire son entrée dans l’antichambre des négociations de coalition, l’agent immobilier avait déjà contribué au chapitre logement (« Een Doheem fir jidderren ») du programme électoral du CSV. Actif à la CSJ depuis presqu’une décennie, Felten n’a pourtant jamais percé en politique. Il s’était classé dixième aux communales de 2017 à Hesperange, loupant de deux places un mandat de conseiller.
Face à Felten, l’échevin de Walferdange Donnersbach fait (presque) figure de marxiste. En amont des législatives, la CSJ qu’il préside cosignait un communiqué avec les jeunes du LSAP, du DP et des Verts, dans lequel les quatre partis faisaient l’éloge du « Wiener Vorbild ». L’État devrait ainsi racheter « jusqu’à 1 500 logements » aux promoteurs privés. (Il en a jusqu’ici acquis un peu plus de 200, les promoteurs se montrant réticents.) Pour inciter les « Großgrundbesitzer » à développer leurs terrains, l’impôt de mobilisation devrait être « substantiellement » accéléré et augmenté. Le communiqué fournissait une énième illustration que le consensus politique s’est déplacé à gauche, du moins sur la question immobilière.
Une autre invitée surprise a été conviée par le CSV au groupe de travail « Logement » : Sylvie Hansen. L’encartée au CSV est bien connectée dans le parti : parmi ses six frères et sœurs se trouve l’eurodéputé devenu ministrable, Christophe Hansen. (Son mari est le directeur de la Fedil, René Winkin, petit-fils d’un député nordiste du CSV.) Mais Sylvie Hansen est surtout une ancienne insider du monde de la promotion immobilière, quelqu’un qui connaît les astuces du métier. Pendant trente ans, elle a été la lieutenante de Nico Arend, le roi discret du foncier (d’après le hitparade officiel établi par l’Observatoire de l’habitat). Elle a contribué à l’ascension de Nico Arend, passé de fils d’« un très petit paysan » de l’Ösling à nabab de la brique, doté d’un réseau dans les milieux financiers et politiques (surtout au sein du DP). À la fin 2022, Sylvie Hansen a démissionné du groupe Arend & Fischbach. (Reporter parlera d’un « clash » avec le fondateur.) Elle dit avoir fait un cut avec le business de l’immobilier. Reconvertie en « consultante fit4digital », elle assure ne pas compter de promoteur parmi ses clients.
Les « experts » du CSV sont encadrés par les deux députés Elisabeth Margue et Marc Lies. La première apparaît comme la nouvelle femme forte au sein du parti, et pourra prétendre à un ministère prestigieux. Le second se rêve en ministre du Logement depuis dix ans au moins. Relégué sur les bancs de l’opposition, le député-maire de Hesperange était un opinâtre adversaire de Henri Kox. Il a surtout endossé le rôle de champion des boomers multipropriétaires qu’il a désignés, en octobre 2022, par une longue périphrase sur RTL-Radio : « Eng ganz Rëtsch Leit – och aus der Mëttelschicht – déi viru Joren, vu que dass se sech verschidden Erspuernisser zougeluecht hunn, dat dann an de Steen investéiert hunn, am gudden Dengen fir effektiv um Locatiounsmaart do verschidde Leit eng Wunneng ënnert abordabele Konditioune kënne zoukommen ze loossen… »
Avec Marc Lies et Lydie Polfer, l’autonomie communale a été approchée avec un maximum de « pragmatisme » au sein du groupe de travail. Construire « plus vite, plus dense, plus haut » ; Luc Frieden a passé les derniers mois à ressasser son speaking point. Encore en juillet 2021, Lies s’était insurgé contre une densification (imposée par le Pacte Logement 2.0) : « Il faut en outre craindre que les logements avoisinants perdent de la valeur, si les bâtiments nouveaux sont à densité plus élevée ». Le programme du CSV reste éminemment vague sur le rôle des communes, ne dépassant pas le slogan « Staat a Gemengen zesummen ». Or, si le formateur prenait au sérieux ses promesses de campagne (en matière urbanistique mais aussi énergétique), il devrait restreindre l’autonomie communale. Ayant le Syvicol dans sa poche, le CSV est le parti le mieux outillé pour oser un tel affront, cela pourrait être son moment « Nixon goes to China ».
Le DP a dépêché deux heavyweights politiques, Lex Delles et Max Hahn, dans le groupe de travail, leur adjoignant les deux quasi-députés Barbara Agostino et Patrick Goldschmidt. Mais c’est Lydie Polfer qui, en tant que coprésidente du groupe de travail, veillera au grain. « La Ville ne désire pas densifier davantage son tissu urbain », faisait-elle noter dans son Plan d’action local Logement. À trois jours des élections, elle récitait son crédo sur RTL-Télé : Les politiciens devraient arrêter de répéter qu’il faut construire plus haut car « même le plus simple [och den Einfachsten] » comprendrait qu’il ferait dès lors mieux d’attendre avant de mobiliser son terrain. La maire s’opposait ainsi (une nouvelle fois) à la ligne officielle de son parti qui veut « motiver » les communes à construire plus densément que ce qui est prévu dans leur PAG.
Polfer a toujours réussi à défendre ses prérogatives. Elle est en bonne position pour continuer à peser. Les trois réunions du groupe de travail Logement se sont ainsi tenues au Knuedler. Reboostée par son score aux communales et son pari gagnant sur le CSV, l’éternelle maire de la Ville a réussi à se repositionner au centre de l’échiquier politique. En 1993, elle avait rencontré un jeune diplômé de Harvard et de Cambridge venu sonder ses opportunités de carrière au DP. Trente ans plus tard, elle siège avec lui au château de Senningen négociant la distribution des postes de pouvoir.
Le programme du DP promet de « mobiliser immédiatement les terrains appartenant à l’État et aux communes ». La Ville de Luxembourg en possède 87,5 hectares. Face au Land, Polfer rappelait récemment que la plupart étaient entre les mains de la Ville « depuis toujours, au moins depuis le plan Vago de 1967 », et que leur mobilisation serait un processus de longue haleine… « Une chose après l’autre ». En matière de logement, elle décrivait son approche comme « extrêmement réaliste », mettant en garde contre les innombrables embûches procédurières et judiciaires qui guettent à chaque étape. Les services de la Ville ne sont pas réputés pour leur rapidité. Les promoteurs se plaignent amèrement de l’impossibilité d’avoir un rendez-vous, et des mois qui peuvent s’écouler avant de recevoir une réponse à de simples questions techniques.
Finalement, il n’aura fallu que trois réunions au groupe de travail pour accomplir leur tâche. Les discussions ont été peu animées. L’exercice s’est borné à une comparaison des deux programmes qui, sur ce point comme sur d’autres, ne diffèrent que marginalement. (Les arbitrages et marchandages se feront en plénière, au château de Senningen.) Les convergences programmatiques sont multiples. Les libéraux comme les chrétiens-sociaux plaident pour une extension des périmètres constructibles. (Contrairement au CSV, le DP précise que ces terrains reclassés devraient être « exclusivement constructibles » pour des logements publics.)
Durant la campagne, le CSV et le DP avaient tous les deux désigné le ministère de l’Environnement (c’est-à-dire les Verts) comme principal bouc émissaire de la crise du logement. Dans leur programme, les libéraux fustigeaient des « unnötig restriktive Gesetze » comme « chicanières » et « arbitraires ». Les chrétiens-sociaux proposaient de limiter les compétences de l’Environnement aux zones vertes. Bettel ne s’adonnait pourtant pas à du green bashing, à l’inverse de Frieden qui en faisait son fonds de commerce, ayant correctement identifié le maillon faible du Bloc des gauches. (Lydie Polfer passait, elle, par le sous-entendu : « Ech wëll net déi eng oder aner Administratioun nennen, mee mir kennen se... »)
Les investisseurs privés peuvent déjà se réjouir de quelques doses de stimulants fiscaux. Durant la campagne, Luc Frieden avait mis sur la table le rétablissement intégral de l’amortissement accéléré, bien que cette proposition ne figurait pas dans le programme de son parti. Cette revendication des promoteurs, qui passait pour irrédentiste il y a quelques mois encore, pourrait donc finir par passer, ce qui explique les mines réjouies de Marc Giorgetti et Roland Kuhn le soir des élections dans RTL-City.
Le précédent gouvernement CSV-DP avait, en 2002, introduit ce dispositif ultra-favorable, qui permet aux multipropriétaires de défiscaliser quasi-intégralement les loyers perçus. Les jeunes primo-accédants se retrouvaient face à des investisseurs fiscalement dopés ; une concurrence déloyale qui avait jeté de l’huile sur la flambée des prix. (En dix ans, les promoteurs multiplièrent leur excédent brut d’exploitation par presque huit.) Il fallut attendre 2020 pour que le mécanisme soit enfin décéléré. (Gramegna voulait l’abolir intégralement, mais se heurta à la résistance au sein du DP.) En octobre 2022, Yuriko Backes donna un nouveau coup de vis. L’amortissement accéléré serait devenu « un outil d’évitement fiscal », estima-t-elle, et ne pourra dorénavant plus qu’être utilisé « deux fois dans la vie ». Mais alors que la production de nouveaux logements est moribonde, le CSV mise sur un choc de la demande. Quitte à artificiellement maintenir les prix à un niveau élevé, et à retarder une correction. (Durant la campagne, Henri Kox était le seul à dire ce que peu d’électeurs voulaient entendre : « De Präiss muss erofgoen ! ») Le nouveau gouvernement distribuera sans doute quelques avantages fiscaux aux investisseurs. La forme qu’ils prendront sera tranchée en plénière, au château.
Frieden le formateur donne des ailes à certains. Le manager de Firce Capital, Romain Muller, s’est ainsi rendu à la matinale de RTL-Radio pour expliquer aux auditeurs ensommeillés que le « Wunnengsmarché jäizt no méi Investoren », surtout « ces grands fonds immobiliers allemands ou anglais » qu’il faudrait attirer au Luxembourg par des avantages fiscaux. La revendication va bien au-delà du consensus socio-politique, puisqu’elle ferait chuter le taux des propriétaires et augmenter le segment de location premium.
Henri Kox aimait évoquer sa « partition ». Il était très peu doué à la donner en récital. Comme un élève stressé, il se fourvoyait dans les détails techniques, ne réussissant pas à transmettre une vision politique, ni même de l’empathie. Comme d’autres ministres verts, il dissertait avec la ferveur du solutionniste. Magnanimes, certains de ses adversaires politiques concèdent aujourd’hui que le ministre malheureux a fait preuve de zèle. Dans Wunnen : Tout reste affaires, l’économiste iconoclaste Samuel Ruben passe six pages à faire l’inventaire (non-exhaustif) des initiatives de Gambia I et II : […] oser dire, ou laisser croire, que rien n’a été fait pour (tenter de) résoudre les problèmes d’accès au logement au Luxembourg depuis 2013 relève de l’injuste procès de mauvaise intention, voire de la fils-de-puterie la plus absolue ! »
L’Observatoire de l’habitat a posé de nouvelles bases empiriques permettant au débat de s’extirper du moralisme junckérien. Son programme de recherche est fixé jusqu’en 2025, apprend-on au ministère. Mais on verra si la Reconquista CSV va s’accompagner d’un musèlement des recherches qui avaient fortement déplu à certains. Quant au fond, ni le CSV ni le DP ne veulent démanteler la politique « koxienne ». Les libéraux virent même dans l’hyperbole, annonçant « une offensive publique de construction de logements comme le Luxembourg n’en a encore jamais connu ». Même Marc Lies en convient : « Ons Ziler si genee déi selwecht », lança-t-il à l’adresse de Kox à trois jours des élections.
Le CSV a beau fustiger le Pacte Logement 2.0 comme « Verhin-
derungs-Paket » : Il sait que son article 29bis, qui oblige les promoteurs à céder dix à vingt pour cent des surfaces construites à la main publique, assurera une rente régulière de logements abordables. Le successeur de Kox pourra s’en approprier l’héritage.
Le sort du ministre maudit résonne comme un cautionary tale. Accepter le seul ressort du Logement, cela s’apparente à un acte de suicide politique. Ce n’est que tardivement que Henri Kox a commencé à souligner qu’il était en fait ministre du Logement social (ce qui était d’ailleurs la dénomination officielle dans les eighties), et qu’il ne pouvait être tenu responsable de l’explosion des prix sur le marché privé. En amont des élections, le DP évoquait un super-ministère, dans lequel seraient intégrées certaines divisions de l’Intérieur et de l’Environnement. L’idée paraît peu réaliste. Car un tel remaniement interministériel prendra la moitié d’un mandat à mettre en place. L’option plus probable est celle d’un ou d’une ministre cumulant (au moins) le Logement et l’Intérieur. Le dernier à avoir porté cette double-casquette était Jean Spautz de 1979 à 1995.