Les socialistes digèrent leur étrange victoire

Out of office

Paulette Lenert à la soirée électorale du LSAP au Melusina
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 20.10.2023

Qui pour diriger la future fraction socialiste ? La question ne devrait même pas se poser : La Spëtzekandidatin ambitionnait de diriger le navire gouvernemental, elle devrait donc être en mesure de manœuvrer la barque parlementaire. Or, Paulette Lenert s’est montrée peu intéressée, vendredi dernier sur Radio 100,7 : « Je ne le vois pas comme un automatisme ». Pour le reste de l’interview, elle évoquait surtout son bien-être : « Ech hunn e puer mol gutt ausgeschlof », dit-elle, comme quoi, tout aurait « des avantages et des désavantages ». Est-elle peinée de voir Luc Frieden et Xavier Bettel au château de Senningen ? « Ech gënne jidderengem wat en huet, a sech och erschafft huet », mais ce serait quand même « eng Ernüchterung ». Quant à son mandat de députée, elle se serait « nach eng Kéier iwwerpréift » : « Méchs du dat wierklech ? Trëtts de un ? » Mais elle serait arrivée à un point « wou ech mech dorobber freeën ». En quinze minutes de temps d’antenne, Lenert aura réussi à livrer quasiment zéro contenu politique.

Le parti laisse le temps au temps. La décision sur la nouvelle cheffe (ou les nouveaux chefs) de fraction ne sera officialisée qu’une fois la fraction rassemblée au complet (c’est-à-dire quelque part en décembre), estime le co-président du LSAP, Dan Biancalana. D’ici là, dit-il, le lead devrait se cristalliser. Les socialistes ne ressentent guère de besoin d’introspection critique. Ils sont vaguement rassurés d’avoir stabilisé l’érosion électorale. Cela fait pourtant quarante ans que le LSAP périclite en nombre de voix, à part deux petites poussées en 2004 et en 2023 (à chaque fois d’un peu plus d’un point de pourcent). Au lendemain des élections, à l’issue de son audience chez le Grand-Duc, Francine Closener recommandait encore son parti à #Luc ; on serait « kompromëssbereet ». Or, les dirigeants socialistes savaient que la partie était pliée. Ils s’en sont vite fait une raison. À les entendre une semaine plus tard, on aurait presque l’impression qu’ils se réjouissent de leur entrée dans l’opposition. Les perspectives économiques et budgétaires (pages 2-3) devraient les consoler de leur exil du pouvoir. Alors que le formateur amorce déjà son tournant de la rigueur, les camarades ont un boulevard devant eux.

Mais après vingt ans au pouvoir, ils devront d’abord apprendre le métier de l’opposition, c’est-à-dire faire preuve d’instinct politique, affûter leur profil et dire, de temps à autre, quelque chose de gauche. Sur les onze élus socialistes, seuls deux en ont l’expérience : Mars Di Bartolomeo (71 ans) et Jean Asselborn (74 ans) ont traversé les années 1999-2004 sur les bancs de l’opposition. Ces politiciens, alors quadragénaires, patientaient dans la salle d’attente de l’État CSV et ne voulaient pas compromettre leurs chances. Menée par Jeannot Krecké, l’opposition du LSAP s’avéra molle, dans la mouvance Schröder/Blair. En décembre 2001, les députés socialistes votaient même pour la réforme fiscale concoctée par le gouvernement Juncker/Polfer. Celle-ci baissait le taux d’imposition sur les sociétés de huit points de pourcent et introduisait de juteuses exonérations pour les holdings. Le LSAP préférait concentrer ses tirs sur le ministre de la Santé, Carlo Wagner (DP), et ses velléités de libéralisation, tout en soignant ses relations avec Juncker et son entourage chrétien-social. Lors de la précédente coalition de droite, l’opposition était surtout assurée par la société civile. (Elle était plus vivace à l’époque, allant des jeunes altermondialistes aux vieux cathos de gauche.)

Le paysage politique a bien changé depuis, quoiqu’à rebours. À l’époque du néolibéralisme triomphant, le CSV soignait son image sociale ; à l’époque du grand retour de l’État, il s’affiche néolibéral. Le LSAP s’est, lui, repositionné à gauche, proposant d’« analyser la possibilité » de taxer les fortunes et de réduire le temps de travail dans le cadre de « projets pilotes ». Porté par « Paulette », ce programme gentiment progressiste n’a pas effrayé les électeurs. « Normalerweis wäre mir ofgestrooft ginn », se félicitait Dan Kersch ce samedi sur RTL-Radio.

Trois jours après le dimanche électoral, le conseiller d’État (et éminence grise du LSAP) Alex Bodry a lancé un tweet dans la mare. Il a ressorti un de ses vieux dadas : « Eng Neiopstellung vun de Parteien », à laquelle il serait, de nouveau, temps de réfléchir. Cette recomposition pourrait prendre la forme d’une coopération renforcée entre LSAP et Déi Gréng autour d’un projet « sozial-ökologesch ». (Déi Lénk reste exclu de cette gauche plurielle.) Il s’agirait de créer un nouveau pivot de la politique luxembourgeoise, explique Bodry au Land, tout en concédant qu’une fusion serait « impossible » et une alliance électorale « très compliquée ». L’idée n’a pas rencontré un grand enthousiasme, ni chez les socialistes, ni chez les verts.

Craignant une OPA socialiste, Déi Gréng tentent d’ores et déjà de se démarquer. Ces derniers jours, François Bausch et Sam Tanson ont commencé à raconter les coulisses du conseil du gouvernement. Les deux ex-ministres, survivants du naufrage du 8 octobre, présentent le LSAP comme un frein à une politique climatique plus ambitieuse. « Mir hate jo vill Diskussiounen, wou mir an der Regierung souzen, wou een déi Differenz kloer gesinn huet », sous-entendait Tanson face à Dan Kersch ce samedi sur RTL-Radio. Deux jours plus tard, Bausch revenait à la charge sur 100,7 : « Mir ware vläicht och ze vill fein par Rapport zu eise Koalitiounspartner. Mir hätten onse Profil vläicht misste méi zum Ausdrock bréngen a soen : Mir hunn deen do Kompromëss misste maachen, well zum Beispill deen do an deen do eppes aneres net wollt. »

Ces frappes préventives interviennent au moment où les pontes socialistes promettent de placer la question climatique au centre de leur travail d’opposition. Or, les Verts se rappellent que le LSAP n’avait pas fait de l’écologie la priorité de sa campagne. Paulette Lenert s’en tenait à l’une ou l’autre déclaration générique. Sur la protection de la nature, le programme électoral socialiste sonnait presque pire que celui du CSV : Il faudrait « éviter une approche trop répressive et pénalisante (‘Verbotsnaturschutz’) » et « élargir, sous conditions, les périmètres de construction ».

Les élections de 1984 marquent la dernière percée significative du LSAP. Cette année, le parti passait de 24,2 à 33,5 pour cent. Avec le relèvement du nombre de députés de 59 à 64, la vague rouge porta une nouvelle génération au Parlement : Lydie Err, Ben Fayot, Robert Goebbels, Alex Bodry, Jean Asselborn. (Le grand espoir de la gauche réformiste, Michel Delvaux, était mort l’année précédente.) La victoire avait été précédée de cinq années de discussions programmatiques. Au lendemain de l’amère défaite de 1979, Robert Krieps s’était fait élire président du parti. L’ex-ministre descendait dans la salle des machines du LSAP, lançant une panoplie de groupes de réflexion internes, où les jeunes loups pouvaient s’exercer.

Le 8 octobre dernier, les électeurs socialistes ont exprimé une volonté de rajeunissement et de féminisation. Jean Asselborn et Mars Di Bartolomeo ont dépassé leur zénith électoral. Ils voient leur score personnel chuter de respectivement 9 400 et 5 200 voix de panachage. Face au Land, Di Bartolomeo ne donne pas signes de vouloir se retirer avant la fin de son mandat ; bien au contraire, il se présente comme mentor des jeunes collègues. « L’électeur m’a élu pour cinq ans. Pour résilier ce contrat, il faudrait de très bonnes raisons », dit le septuagénaire. Et d’ajouter : « Ni le tout-jeune ni le tout-vieux ne sont bons en politique. Il faut refléter la population réellement existante ». Jean Asselborn a, lui aussi, annoncé accepter son mandat. Le diplomate en chef s’était largement retiré de la politique nationale qu’il suivait de loin, d’un œil distrait. Si Asselborn décidait d’anticiper son départ, il libérerait un siège pour Yves Cruchten, son ancien secrétaire communal, du temps où il était maire de Steinfort. Quant à Lydia Mutsch, elle n’a pas été réélue ; pas plus que Dan Kersch, caution de gauche du LSAP. « Ech sinn net um Buedem zerstéiert, wéi verschiddener dat lo hoffen », disait-il aux auditeurs de RTL-Radio ce samedi, tout en concédant qu’au vu de ses résultats, ce ne serait pas à lui « fir déck Baken ze maachen ».

Taina Bofferding est la nouvelle femme forte de la circo Sud. Par rapport à 2018, elle a gagné 8 500 voix personnelles, au point de presqu’éclipser Jean Asselborn. Longtemps sous-estimée par les caciques du parti, elle s’est révélée une fine tacticienne. Au sein de ses ministères, elle s’est entourée de jeunes et loyales socialistes. Bofferding a beaucoup soigné son image. Son compte officiel sur Instagram est régulièrement alimenté de photos et de films produits par des prestataires externes et calqués sur les codes esthétiques du média : Taina embrassant son teckel, Taina chez le CGDIS, Taina faisant un jogging à Central Park. (Un mélange des genres critiqué par Reporter qui relevait en juillet que ce content était financé par le budget de communication du ministère.)

Le bilan politique de Bofferding reste mitigé. La réforme la plus progressiste (et pérenne) qu’elle a fait passer (avec le ministre maudit Henri Kox) est sans doute l’article 29bis du Pacte Logement 2.0, qui oblige les promoteurs à céder quinze pour cent des surfaces construites à la main publique. Avec les communes par contre, la ministre de tutelle n’a pas osé aller à la confrontation. Le « Baulandvertrag » a été troué d’oppositions formelles, et est cliniquement mort. Le remembrement ministériel a également été malmené par le Conseil d’État, mais pourrait (un jour) passer, tout comme l’impôt foncier et l’impôt de mobilisation, les « Sages » ne remettant pas en cause les principes mêmes de ces projets de loi.

Le renouvellement de la fraction est incarné par Liz Braz (27 ans) et Claire Delcourt (34 ans), élues à leur premier respectivement second essai. Elles auront l’avantage d’exercer leur mandat sans s’encombrer de la « raison de coalition » et des compromis et compromissions que celle-ci impose. Comptant se coucher de bonne heure, Delcourt avait quitté tôt la soirée électorale au Melusina, dimanche soir. Elle racontera au Tageblatt que ce n’est qu’en voyant son portable exploser de messages de félicitations, qu’elle comprit ce qui venait de se passer. Aux communales de 2017 déjà, la biologiste à la PJ avait failli se faire élire à Hesperange. Cinq ans et deux déménagements plus tard, Delcourt décroche un mandat à Contern, auquel elle doit renoncer pour cause d’incompatibilité. C’est finalement par la grande porte qu’elle entre en politique. Pour le LSAP, qui réalise ses pires scores dans la ceinture dorée autour de la capitale, l’élection d’une résidente de Contern reste atypique.

Lorsqu’on l’interroge sur les commissions qui l’intéressent le plus, Liz Braz n’en cite pas moins de six, de la Justice à la Digitalisation, en passant par les Institutions, les Affaires étrangères, le Logement et la Santé. « Liz ne nie pas que cet épisode [la démission de son père du gouvernement, ndlr] l’ait poussée à se lancer dans la vie politique. Mais maintenant, elle dit qu’il est temps de cesser d’être considérée comme la fille de Félix », lit-on dans un portrait paru la semaine dernière dans Contacto. (Où on apprend également qu’au lendemain de son élection, elle a reçu un appel de félicitations du président portugais.) Liz Braz a pris sa carte au LSAP en décembre 2021. Elle entre en politique en prenant des précautions : « À cause de mon père, je ferai tout pour ne pas devenir dépendante de la politique ; c’est un jeu dangereux », dit-elle. Cela faisait six mois que la juriste travaillait comme chargée de mission aux Affaires étrangères, comptant se présenter au concours diplomatique. Elle s’en console : Le mandat de députée serait « la carrière idéale pour combiner le droit et la diplomatie ». Sa page LinkedIn énumère des stages chez l’optimisateur fiscal Atoz, ainsi que chez Elvinger Hoss. (L’ancienne présidente des étudiants en droit est également passée par une étude de notaire, la Cour de Justice de l’UE et le Parquet.) Ces expériences, dit-elle, lui auraient permis de réaliser que les grands cabinets ne seraient « pas son truc ».

Le renouvellement personnel était déjà visible lors des communales de juin. Les listes LSAP fourmillaient de fonctionnaires travaillant dans les ministères rouges. Dan Kersch avait ainsi eu la prescience d’embaucher pas moins de trois futurs Spëtzekandidaten communaux : ceux d’Esch et de Differdange aux Sports, celui de Bettembourg au Travail. Les Stater Sozialisten présentaient Manuel Tonnar et Luc Decker, deux hauts fonctionnaires de Fayot. Le retour du CSV devrait compliquer leur situation. Le cas de Steve Faltz, chef du Escher LSAP, pourrait s’avérer particulièrement cruel. Le fonctionnaire au ministère des Sports risque de se retrouver sous les ordres directs de son rival Georges Mischo.

Bernard Thomas
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