Le traité date de 1994, mais ce n’est que ces dernières années qu’il a reçu toute l’attention qu’il mérite. La Charte énergétique européenne, qui regroupe une cinquantaine d’États situés en Eurasie, n’en est pas moins la parfaite illustration du mal que peuvent faire des instruments permettant à de grands groupes internationaux d’attaquer des États en justice. Ces dernières semaines, des organisations multiplient les initiatives pour obtenir son abandon par l’UE.
Il faut dire que face aux engagements climatiques des États européens, cette Charte est de plus en plus incongrue. Comment justifier en 2021 que l’énergéticien allemand RWE puisse s’y référer pour défier les Pays-Bas sur leur décision de fermer des centrales à charbon et leur réclamer 1,4 milliard d’euros d’indemnités ? Que la compagnie pétrolière britannique Rockhopper porte plainte en son nom contre l’Italie au sujet de son moratoire sur les forages offshore ? Ou que Vattenfall puisse grâce à elle poursuivre l’Allemagne sur sa décision de sortir du nucléaire ? En 2017, une lettre envoyée au Conseil d’État français par la compagnie pétrolière canadienne Vermilion avait explicitement invoqué la Charte pour contester l’intention du ministre Nicolas Hulot d’interdire la prolongation des concessions d’exploitation pétrolière, contribuant à l’abandon de son projet de loi.
Alors qu’à l’origine, cette Charte était censée protéger les investissements européens dans des pays jugés instables, surtout en Asie centrale, elle est désormais surtout utilisée à l’intérieur de l’Europe par des groupes pour saboter des décisions publiques de transition écologique. Elle est devenue intenable.
Les dispositifs qui ménagent des voies de recours aux groupes multinationaux sont à la mode : ils sont de plus en plus souvent intégrés dans les accords commerciaux internationaux, prévoyant des tribunaux d’arbitrage ad-hoc, distincts des circuits judiciaires classiques. Ils reflètent une vision parfaitement dépassée selon laquelle il faut à tout prix garantir la croissance et à ce titre farouchement protéger les investissements. La Charte énergétique, bien que plus ancienne, relève aussi de cette vision. Elle « protège les pollueurs » et freine la transition, dénoncent des ONG à l’origine d’une pétition lancée le 23 février et qui avait déjà rassemblé 800 000 signatures en début de semaine. Plutôt que d’organiser des campagnes nationales, qui pourraient déboucher sur une sortie dans le désordre des pays européens, les auteurs de la pétition demandent que l’UE en sorte en bloc. Les perspectives d’une telle sortie collective sont améliorées par le fait que la France ait signalé début février qu’elle y était favorable.
Il n’en reste pas moins que la survivance à ce jour de cette Charte est un bon marqueur des dissonances cognitives qui continuent de régner dans les instances publiques européennes lorsqu’il s’agit d’organiser l’indispensable abandon des énergies fossiles : officiellement, jusqu’ici, la Commission européenne plaide pour son simple toilettage.