PPP Lundi, 10 heures. Les rédactions apprennent la nomination de l’ancien ministre de l’Économie Etienne Schneider (LSAP) au conseil d’administration du développeur immobilier d’origine belge Besix. La boîte en question n’est pas bien connue du grand public, mais elle a récemment livré ici des ouvrages d’envergure : le siège de Ferrero (2019) à côté de l’aéroport ou celui d’ING face à la gare (2017). Le patron de la banque au lion orange de 2012 à 2017, Rik Vandenberghe dirige maintenant le groupe immobilier qui a développé le siège de son ancien employeur, également présent au Luxembourg via les entreprises de constructions Wust ou LuxTP. Ceux-là ont notamment œuvré à la rénovation du Pont Adolphe ou à la conception de la gare du Pfaffenthal-Kirchberg. Besix réalise cinquante pour cent de ses 3,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel en Europe, 17 pour cent au Moyen-Orient, et notamment dans le Golfe persique où Etienne Schneider entretient un vaste réseau de connaissances du fait de ses nombreuses visites sur place lors de ses mandats de ministre de l’Économie entre 2012 et 2020. Il a d’ailleurs mis un terme à Dubaï en février au temps qu’il s’est lui-même imparti dans l’exécutif. Voilà qu’il « fait aujourd’hui du fric » dans le privé, pour reprendre l’expression de l’ancien président français Nicolas Sarkozy.
Depuis le 4 février et l’officialisation de son départ du gouvernement, Etienne Schneider a, en plus de Besix, rejoint les conseils d’administration du sidérurgiste luxembourgo-indien ArcelorMittal et du conglomérat russe Sistema, dirigé et capitalisé à soixante pour cent par le consul honoraire du Luxembourg en Russie, Vladimir Evtushenkov. Les deux postes précédemment occupés par le prédécesseur d’Etienne Schneider sur le boulevard Royal, Jeannot Krecké, avait rapporté en 2019 à l’intéressé quelque 171 000 et 190 000 euros. Le rapport annuel de Besix n’indique pas les émoluments des administrateurs. De telles nominations tiennent en tout cas davantage à l’entregent de l’élu, voire à sa vision stratégique, qu’à ses aptitudes techniques et son habileté à remplir un fichier Excel. Par exemple, l’ancien commissaire européen Karel de Gucht siège aussi auprès de la famille Mittal.
Etienne Schneider a saisi le comité d’éthique avant de rejoindre ces conseils d’administration pour que ses membres se prononcent sur l’adéquation de ces nominations par rapport au code de déontologie applicable aux membres du gouvernement. L’institution éminemment consultative (la personne concernée pouvant passer outre l’avis) a, le 22 avril, souligné que le texte qui énumère les bonnes pratiques est totalement inopérant pour le pantouflage de ministres qui s’orientent vers des entreprises sur lesquelles ils exerçaient une tutelle quand ils étaient au gouvernement. Pour le comité présidé par la grande figure du parti libéral Colette Flesch, il n’est pas possible de savoir si, comme l’exige le code, le fraichement nommé administrateur n’utilise pas dans le privé (pendant deux ans) les informations qu’il a obtenues alors qu’il servait l’intérêt public. Le gouvernement sait d’ailleurs depuis belle lurette que son code ne tient pas la route. Le Greco, émanation du conseil de l’Europe pour lutter contre la corruption, enjoint le Grand-Duché depuis 2018 de réformer son code de déontologie. Un projet de texte a été envoyé fin 2019. L’institution basée à Strasbourg devrait répondre endéans les prochaines semaines si la proposition d’introduire un délai de carence de deux ans après le départ du poste de ministre est satisfaisante. Selon le texte proposé, le gouvernement aurait la possibilité d’empêcher l’un de ses membres sortants de rejoindre une entreprise pendant un maximum de deux années s’il considérait que l’intérêt public était menacé.
Soupçons ex ante L’intérêt public paraît cependant moins exposé lorsque le ministre a quitté le gouvernement que quand il exerce. Les soupçons de conflit d’intérêt naissent ex ante. Comment s’assurer que le ministre n’a pas accordé l’une ou l’autre faveur au géant de l’acier en vue d’une nomination ultérieure ? On pense (de manière tout à fait hypothétique) à l’attribution du terrain au Kirchberg pour qu’ArcelorMittal y bâtisse son nouveau siège ou à la reprise de l’ancien château de l’avenue de la Liberté où opère dorénavant la BCEE. Concernant Besix, n’y a-t-il pas eu des attributions de marchés à des conditions favorables ? Ou quoi que ce soit avec East West United Bank, prestigieux établissement appartenant au groupe Sistema… Contacté par le Land, Etienne Schneider jure ses grands dieux qu’il n’a pas favorisé l’une ou l’autre de ces entreprises. « Je ne peux répondre que par la plus stricte négative. Pour ArcelorMittal, c’est plutôt le contraire parce que je leur réclamais une somme très importante en décembre passé », réagit l’ancien ministre. Etienne Schneider explique en outre « n’avoir jamais travaillé ni pour Besix ni pour Sistema en tant que ministre ». Il ne connaissait Vladimir Evtushenkov que par son statut de consul honoraire et il n’a jamais « été impliqué dans des affaires avec lui, que ce soit directement ou indirectement ». Dont acte.
Lundi, 17 heures. Un autre front s’ouvre au Kirchberg. Au 22ème étage du Héichhaus, le ministre de la Défense François Bausch (Déi Gréng) multiplie les accusations plus ou moins frontales à l’adresse de son prédécesseur, un certain Etienne Schneider. En cause, le très polémique dossier Luxeosys, du nom du satellite d’observation dont il faut doubler le budget pour l’utiliser. Le ministre socialiste avait fait voter au Parlement à l’été 2018 (avant le congé législatif qui précédait la campagne électorale et les élections) la loi portant sur un financement de 170 millions d’euros. Tout le monde (ou presque) à la Chambre trouvait l’investissement, nécessaire vis-à-vis des engagements pris auprès de l’Otan, pertinent au regard de l’aventure spatiale née dans les années 1980 avec SES et revitalisée par Etienne Schneider en 2016 avec l’initiative Space Resources. Au cours de ses deux mandats, le ministre de l’Économie socialiste a eu à cœur d’alimenter un écosystème, à grands coups d’investissements, estimés par ses services à 200 millions d’euros sur cinq ans : Création de la Luxembourg Space Agency, investissement dans des sociétés de l’espace, financement de la recherche, injections dans un fonds d’investissements spécialisé (Orbital ventures), LuxGovsat (le satellite de communication monté avec SES dont l’échec commercial semble assuré) et donc Luxeosys.
Comme l’a d’abord révélé la radio 100,7, le ministre Bausch mène campagne depuis le mois de mars, étude de PwC en main, pour démontrer que le projet initial a été mal ficelé avec des coûts d’exploitation écartés. L’objectif affiché ? Désamorcer une bombe à retardement trouvée dans les tiroirs de la direction de la Défense à son arrivée en décembre 2018. Lundi, il revient sur la genèse de Luxeosys en 2016 et une prise de contact à l’initiative de la société Hitec dont l’un des principaux actionnaires est Yves Elsen, par ailleurs président de l’université, et qui sous-traite les productions (antennes et matériel pour satellites) du géant allemand de l’espace OHB, ici plus précisément pour sa filiale italienne de OHB-I. Le groupe paneuropéen OHB (2 000 employés) a trouvé en la petite firme luxembourgeoise Hitec (cinquante salariés), ainsi qu’en ses administrateurs bien connectés, un partenaire idéal pour placer ses produits et bénéficier des aides luxembourgeoises via son implantation locale, Luxspace. En l’espèce, le projet d’un satellite d’observation de la Terre doté d’une caméra à très haute résolution.
Charité bien ordonnée Il a été pensé par OHB-I. Le ministre de la Défense s’en offusque. Il aurait fallu travailler selon la même méthode que pour les travaux publics, notamment la réalisation d’un appel d’offres (voie contournée, légalement, en 2018). « J’aurais pris un consultant externe pour définir un cahier des charges », explique le ministre devant l’associé du cabinet PwC François Mousel, ravi de la confiance qu’on lui accorde (il a passé deux heures pour son client, l’État, à une conférence de presse à laquelle il n’aura contribué activement que dix minutes). « J’aurais exclu celui qui m’a défini le marché, car si celui qui le définit est celui qui le reçoit, ce n’est pas très… comment dire... ».
François Bausch laisse planer le mystère sur le fond de sa pensée. Celle-ci consiste à rompre avec ces pratiques jugées surannées des échanges de bons procédés. Notons au passage qu’OHB abonde dans l’embryon de fonds Orbital Ventures aux côtés d’acteurs locaux pour financer des start-up du spatial. Que le successeur d’Etienne Schneider boulevard Royal, Franz Fayot (LSAP), a rencontré à Rome, le
4 mars, soit un mois après son arrivée au ministère, un représentant du gouvernement italien. Une entrevue préparée de longue date, avait-il dit au Land, durant laquelle a été longuement évoqué « le rôle important d’OHB-I dans les relations entre les deux pays » (information visible sur le site du groupe). Le ministre de l’Économie voulait-il prévenir le partenaire italien de la remise en cause du projet ou existe-t-il des tractations en cours pour soutenir une éventuelle candidature d’Etienne Schneider à la tête de l’agence spatiale européenne (ESA), dont l’Italie est le troisième contributeur ? Le cabinet de Franz Fayot joue la montre. « La question du soutien se posera quand Etienne Schneider aura officiellement postulé pour prendre la relève du directeur Jan Wörner ». Les candidatures, pour lesquelles « une lettre de soutien rédigée par la délégation d’un État membre serait (simplement, ndlr) appréciée », sont ouvertes jusqu’au 31 août. On ne s’exprime pas davantage sur un éventuel soutien de l’ancien ministre au ministère d’État.
Au cours de la même conférence de presse lundi, François Bausch laisse entendre que les députés de la commission de l’exécution budgétaire pourraient saisir la Cour des comptes afin de juger de la pertinence des engagements initiaux dans Luxeosys. L’institution de contrôle de la gestion financière de l’État avait, dans son avis sur le projet de budget 2019, déjà manifesté ses doutes sur la cohérence et la traçabilité des investissements réalisés dans le New Space. Au bout de dix pages d’examen, la Cour des comptes finit par demander au ministre Schneider de préciser la stratégie et d’y ajouter des indicateurs d’avancement. Les troupes de Marc Gengler travaillent en outre depuis quelques semaines sur la vente du terrain au fabricant de yaourt Fage, un dossier piloté par Etienne Schneider, dont le coût et les modalités (pas un bail emphytéotique comme généralement pratiqué) ont été sujets à débats. L’engagement résolu d’Etienne Schneider dans l’espace, a constitué jusque-là un atout formidable dans la manche du candidat à la tête de l’agence spatiale basée à Paris, pour laquelle il a laissé entendre son intérêt (toutefois mesuré) depuis Dubaï fin janvier. Aujourd’hui, François Bausch attise les braises d’un héritage potentiellement inflammable. Le récent rejet de la proposition émanant de Post de nommer Etienne Schneider au conseil d’administration d’Encevo (selon les informations du Land) en est la conséquence. Aux yeux du doyen des Verts, le ministre pantoufleur est devenu l’as de pique du parti socialiste, la carte qu’il agite pour mettre en valeur sa propre probité politique.
Au CSV, Laurent Mosar met les formes. Il qualifie le dossier de « scandale » (voir encadré), dans la même mesure que Join (acquisition foireuse de Post sujette à investigation du parquet) ou Planet Resources (start-up de l’espace qui a explosé au lancement comme Spire), mais le responsable des polémiques économiques chez les chrétiens-sociaux, avocat d’affaires au civil, reconnaît bien des qualités au ministre-entrepreneur Etienne Schneider, chouchou du patronat pour avoir lancé des initiatives à tire-larigot. Or, tout entrepreneur de cette trempe connaît des échecs, notamment lorsqu’il est mué par une volonté d’agir. Que retenir donc ? Peut-être qu’un encadrement déficient des dépenses et des reconversions du personnel politique dessert l’intérêt de tous, pris collectivement ou individuellement.
Des coûts supplémentaires affinés
Dans le rapport rendu par le consultant externe PwC, les coûts liés à une modification de la configuration afin d’améliorer l’exploitation du satellite s’élèvent à neuf millions d’euros, ceux liés à des hypothèses non réalisables à 58,7 millions et ceux non couverts dans la loi initiale à 67 millions, soit une enveloppe supplémentaire (selon l’hypothèse pessimiste) de 138 millions, et non plus 180. Mais une partie non négligeable tient aux dépenses de personnel. Un cabinet d’avocats a en outre estimé que rompre le contrat signé en septembre 2018 avec OHB-I coûterait 145 millions d’euros, soit quasiment l’intégralité du budget établi dans le projet de loi initial. pso