Les montants sont colossaux. Tandis que les États-Unis prévoient un programme de sauvetage de 2 000 milliards de dollars, l’Union Européenne, où les règles du Pacte de stabilité et de croissance ont sans doute définitivement été jetées à la rivière, doit annoncer le 6 mai un plan ambitieux qui pourrait atteindre 1 600 milliards d’euros après les 540 milliards déjà annoncés le 9 avril. Selon l’économiste en chef du FMI, Gita Gopinath, les gouvernements des principaux pays de la planète doivent « multiplier les dépenses publiques pour soutenir et relancer les économies plongées dans la plus grande récession depuis 1929 ». D’où vient cet argent ? Faute de pouvoir, vu l’urgence et le niveau déjà très élevé des prélèvements obligatoires, jouer sur la fiscalité, les États n’ont d’autre choix que d’emprunter. L’abondance de l’épargne privée, celle des entreprises et des ménages, le permet. Selon la Banque mondiale, le montant de ces « bas-de-laine » s’élève à 25,4 pour cent du PIB mondial, soit plus de 21 500 milliards de dollars. En pratique, les États émettent directement, en se regroupant (comme pour les « coronabonds » en Europe, lire le Land du 3 avril) ou encore par le truchement d’organismes internationaux, des obligations à échéances variées. Celles-ci sont souscrites par des banques accréditées qui jouent le rôle de courtiers ou primary dealers. Tout en conservant une petite partie des titres dans leurs portefeuilles, elles replacent l’essentiel auprès de leur clientèle d’institutionnellw (compagnies d’assurances, fonds de pension, OPC, etc.).
Le résultat des courses sera évidemment l’envolée de l’endettement public, en valeur et en pourcentage de la richesse, alors qu’il est déjà très élevé. Selon le FMI, il passerait au niveau mondial de 83,3 pour cent du PIB en 2019 à 96,4 pour cent cette année. Aux États-Unis, le taux ferait un bond plus important, de 109 à 131 pour cent. Dans la zone euro il s’élèverait à 97 pour cent du PIB en 2020, contre 84 pour cent en 2019, mais avec de grandes disparités selon les pays : la France atteindrait 115 pour cent (+ 17 points) et l’Italie 155,5 pour cent (+ 20,7 points). L’Allemagne, malgré neuf points de dette en plus par rapport au PIB, resterait au niveau enviable de 68,7 pour cent. Une situation inédite en temps de paix dans la plupart des pays mais encore considérée comme soutenable, surtout en Europe. Le déversement des masses de capitaux ainsi collectés sur des « économies anesthésiées », selon le terme de l’institut statistique français, ne fera pourtant que limiter la chute, dont on mesure encore difficilement l’ampleur. Les dernières estimations du FMI – une récession de huit à dix pour cent en 2020 – paraissent optimistes à beaucoup.
Que va-t-on faire de cette montagne de dettes ? Le gouverneur de la Banque de France a tenu à rappeler solennellement que toute dette doit être remboursée, mais cela implique des efforts que les circonstances économiques de l’après-crise rendent difficiles voire dangereux. Historiquement, les États endettés ont toujours compté sur l’inflation pour diminuer le poids relatif de la dette : ce fut notamment le cas après les deux guerres mondiales. Mais même si sa résurgence n’est pas impossible (dans la zone euro on atteindrait enfin les deux pour cent par an que la BCE appelle de ses vœux) elle serait insuffisante pour en alléger significativement la charge. En fait, avant même la crise sanitaire, de nombreux pays se satisfaisaient d’un endettement permanent assez élevé, sans que personne puisse dire à partir de quel pourcentage du PIB le danger pourrait survenir. Deux facteurs ont joué un rôle-clé à cet effet. Depuis plusieurs années la faiblesse des taux d’intérêt, souvent présentée comme un « pousse-au-crime », conduit les États (mais aussi les entreprises et les ménages) à emprunter pour rembourser des dettes antérieures souscrites à des conditions moins avantageuses, plutôt que de chercher à se désendetter.
D’autre part, l’habitude a été prise de « monétiser la dette », ce qui revient à faire fonctionner une planche à billets virtuelle. Au sens strict, la Banque centrale émet de la monnaie en souscrivant directement à des émissions primaires du Trésor public. Problème, cette pratique est interdite dans la plupart des pays ou unions monétaires : c’est le cas des États-Unis et de la zone euro. La banque centrale va alors contourner la difficulté en achetant les titres sur le marché secondaire, c’est-à-dire aux institutions financières qui les détiennent en portefeuille. Cette politique, connue sous le nom de quantitative easing et pratiquée au Japon depuis 2001, a permis en Europe, où elle a été introduite en 2015, d’injecter 2 600 milliards d’euros en trois ans et demi. En mars 2020, la BCE a annoncé un nouveau plan de rachat de 750 milliards d’obligations pour faire face à la crise et aux États-Unis, la Fed rachète désormais les obligations du Trésor aux courtiers à peine quelques jours après leur émission ! Que deviennent les titres achetés ? Une fois inscrits au bilan de la banque centrale, ils peuvent un jour ou l’autre être purement et simplement annulés. Une issue possible mais peu probable. En revanche, on peut parfaitement prolonger leurs échéances. Éventuellement, on peut ne jamais les présenter au remboursement, ce qui transforme la dette publique en « emprunt perpétuel ». Cette formule n’a rien de nouveau : apparue dès le XVIe siècle, elle a connu son âge d’or (hors temps de guerre) à la fin du XIXe. Lors du sommet de Bruxelles le 23 avril, l’Espagne, appuyée par l’Italie et par la France a proposé que le grand plan de relance européen soit financé par l’émission d’obligations perpétuelles. Des hommes politiques comme Guy Verhofstadt, ancien Premier ministre belge, le financier George Soros et même le Financial Times se sont ralliés à cette suggestion !
Mais le plus grand danger pourrait venir de la dette privée, celle des ménages, des entreprises et des institutions financières. Avant la crise sanitaire, elle était déjà bien plus élevée que la dette publique. Au niveau mondial, selon les estimations de l’Institute for International Finance (IIF), elle représentait à l’automne 2019 quelque 234 pour cent du PIB planétaire, soit plus de deux fois et demi le montant de la dette publique ! Son poids est cependant très différent d’un pays à l’autre. Alors que dans la zone euro et au Royaume-Uni, sa part avoisine 75 pour cent de la dette totale, elle n’est que de 69 pour cent aux États-Unis et de 58 pour cent au Japon. Elle est surtout élevée en Chine avec 82,6 pour cent. D’autre part, elle varie beaucoup dans sa composition. En Chine, elle vient surtout des entreprises commerciales et industrielles, dont les dettes représentent plus de soixante pour cent de l’endettement privé contre un tiers aux États-Unis. Dans la zone euro et au Royaume-Uni, ce sont les institutions financières qui pèsent le plus lourd (respectivement 42,5 et 51,8 pour cent). La part des ménages est faible au Japon (17,6 pour cent) et en zone euro (vingt pour cent), mais nettement plus élevée aux Etats-Unis : 33 pour cent de la dette privée, soit un encours global de 14 150 milliards de dollars.
Dans un document publié en octobre 2019, l’IIF estimait la dette des sociétés non financières à 92,5 pour cent du PIB mondial (Land du 15 novembre 2019). Le taux dépassait les cent pour cent dans la zone euro et au Japon pour culminer à 157 pour cent du PIB en Chine. À cette époque, le FMI indiquait que « dans un scénario de ralentissement économique notable, deux fois moins grave que la crise financière mondiale de 2008-2009, la dette à risque des entreprises pourrait atteindre 19 000 milliards de dollars, soit 38 pour cent du total », dans les huit plus grandes économies mondiales. Avec la crise sanitaire, on est bien au-delà de ce choc. Arithmétiquement une baisse de moitié de l’activité économique pendant deux mois se traduirait par un recul de 8,33 pour cent du PIB annuel ! Il est encore trop tôt pour avoir une idée précise des défaillances d’entreprises à venir. Mais le très fort ralentissement observé sur plusieurs semaines va laisser des traces. Le chiffre d’affaires perdu sera d’autant moins rattrapable que certains secteurs très touchés (transport aérien, tourisme, hôtellerie-restauration) ne vont probablement jamais revenir au statu quo ante et que la reprise s’accompagnera de nombreuses faillites.
Même crainte du côté des ménages. Aux États-Unis, l’accroissement brutal du nombre de chômeurs (26 millions d’inscrits au 23 avril) fait redouter le pire. Dans ce pays où l’encours des prêts immobiliers aux ménages atteint le montant colossal de 9 600 milliards de dollars (45 pour cent du PIB), Moody’s a estimé à trente pour cent le nombre d’emprunteurs qui ont demandé des reports d’échéance, soit quinze millions de personnes. Au début de la crise, sept millions de personnes avaient déjà trois mois de retard dans le remboursement de leur crédit auto et neuf millions ne payaient plus depuis plusieurs mois les mensualités des prêts étudiants fédéraux, deux catégories de crédit dont l’encours cumulé se monte à 2 860 milliards de dollars. Début avril, douze pour cent des crédits à la consommation étaient considérés comme douteux, une proportion qui a doublé en trois semaines. Les banques ont commencé à augmenter fortement leurs dotations aux provisions pour dépréciation. A priori, la dette privée est moins risquée que la dette publique dans la mesure où elle est presque systématiquement adossée à des garanties réelles ou personnelles (les « collatéraux »). Cela étant le cas des subprimes aux États-Unis en 2007-2008 a abondamment illustré le fait que ces sûretés sont largement illusoires et que les défaillances des emprunteurs permettent rarement aux prêteurs de récupérer l’intégralité de leur mise.
Le rachat de dette d’entreprise par une banque centrale n’est possible que pour les émissions obligataires des grandes sociétés. Pour les autres, une solution peut être « d’étatiser » les défaillances en proposant une garantie publique aux prêts accordés par les banques. Mais plusieurs économistes, comme le français Michel Aglietta, préfèreraient que soit décrété un moratoire sur les dettes des entreprises et des ménages, et que soit envisagée sérieusement la possibilité de la distribution d’aides directes et sans contrepartie par les banques centrales, la fameuse « monnaie-hélicoptère » (Land du 28 février).
Dette soutenable
Dans l’UE, le niveau de la dette publique marque la ligne de fracture entre les pays du nord, réputés pour leur rigueur dans la gestion des finances publiques, et ceux du « Club Med », insouciants et dépensiers. Mais de nombreux pays dans le monde vivent de longue date avec une dette publique bien supérieure à celle des pays européens les moins vertueux. Selon les données de l’IIF, dès l’automne 2019 elle culminait à 226,3 pour cent au Japon. Dans un pays émergent prospère comme Singapour elle était de 115,4 pour cent et dépassait 110 pour cent au Royaume-Uni. Au Japon, si un niveau aussi élevé est possible, c’est surtout que la dette est détenue par des agents économiques locaux (banques et assurances surtout) à près de 95 pour cent. C’est donc l’épargne locale qui absorbe les déficits publics. Parmi les autres grands pays avancés, seul le Royaume-Uni a une « détention domestique » supérieure aux deux-tiers alors qu’elle est à peine supérieure à la moitié aux États-Unis et inférieure à quarante pour cent en France et en Allemagne. Mais même là, le risque est considéré comme modéré car ces pays « ont du répondant ». En effet, certains économistes contestent la pratique (qui est aussi celle des banques vis-à-vis des ménages) consistant à rapporter la charge de remboursement d’une dette à un revenu. Les emprunts souscrits par un agent économique étant souvent destinés à accroître sa richesse, il serait logique de la comparer aussi à son patrimoine brut. Le calcul serait plus favorable. Ainsi en 2018 en France le rapport entre la dette publique et le patrimoine public brut n’était que de 67,4 pour cent alors qu’il frôlait les cent pour cent en la comparant au PIB. gc