Il est banal de trouver dans les immeubles d’affaires ou dans les grands hôtels des ascenseurs confortables agrémentés d’une musique d’ambiance. Les cages d’escaliers y sont, elles, souvent froides et sinistres. Pourtant, monter des marches jusqu’à son bureau ou à sa chambre (dans une limite raisonnable) est bon pour la santé et réduit la consommation d’énergie. Pourquoi ne pas inverser ? À savoir rendre les escaliers plus agréables que les ascenseurs ? C’est ce qu’a fait en 2011 la MTR Corporation qui gère le métro de Stockholm en diffusant de la musique dans ses escaliers. Une mesure simple et peu coûteuse qui a incité un grand nombre d’usagers à délaisser les escalators, plus pratiques mais lourds à installer, à faire fonctionner et à entretenir.
Cet exemple illustre ce que l’on appelle depuis une dizaine d’années le nudge, terme le plus souvent traduit en français par « coup de pouce ». Il s’agit d’une méthode, inspirée de travaux en psychologie et en économie comportementale, pour inciter des personnes à modifier leurs comportements ou leurs choix sans être soumis à contrainte ni obligation et sans risquer aucune sanction s’ils ne suivent pas les conseils qui leur sont donnés. Qualifiée de libertarian paternalism en anglais, ce qui pose quelques problèmes de traduction, elle a été théorisée en 2009 par deux universitaires américains, dont Richard H. Thaler, prix Nobel d’économie en 20171.
Pour les auteurs, si les comportements des gens, quand ils sont livrés à eux-mêmes, ne sont pas satisfaisants d’un point de vue collectif, il ne sert à rien de les contraindre par des interdictions ou des obligations (sauf en cas de crise où des mesures coercitives peuvent se justifier, comme on le voit en matière de santé publique). En revanche on peut les orienter par un « coup de pouce » sous forme de suggestions qu’ils peuvent suivre ou non, conservant ainsi en théorie leur entier libre-arbitre. Selon Thaler et Nunstein, deux conditions doivent être respectées : le coup de pouce doit être transparent (la personne concernée doit savoir qu’elle fait l’objet d’un nudge) et il doit pouvoir être contourné (on doit pouvoir choisir de ne pas faire comme ce qui est suggéré).
Le nudge a bénéficié de l’intérêt qu’y ont porté des hommes politiques éminents comme David Cameron au Royaume-Uni et Barack Obama aux États-Unis, en créant chacun une « Nudge Unit » pour étudier les moyens d’amener les citoyens à prendre les bonnes décisions pour leur alimentation, leur consommation d’énergie, le tri de leurs déchets etc.. La plus développée reste la Behavioural Insight Team (BIT) britannique, mise en place par le gouvernement en 2010 et aujourd’hui indépendante. Elle conseille les autorités de plus de trente pays et a mené plusieurs expériences connues sur la collecte de l’impôt ou le don d’organe.
Le nudge montre son utilité chaque fois qu’une question présentant un enjeu public (santé, sécurité et propreté notamment) n’a pas pu être résolue ni par la loi, ni par l’information, ni par la communication. Il joue davantage sur l’éducation, la persuasion, l’imitation, la pression des pairs et aussi la bienveillance, ce qui est bien dans l’air du temps. De ce fait c’est dans l’espace social que les expériences de nudge ont été les plus fréquemment menées et sont, en tout état de cause, les plus visibles. Dans un document de 2017 intitulé Behavourial insights and public policy : lessons from around the world, l’OCDE a recensé cent exemples de nudges utilisés par les États à travers le monde et pour toutes sortes d’applications. Un inventaire d’autant plus intéressant que l’organisation en tire des enseignements sur ce qui marche, ce qui marche moins, ce qui n’a pas marché et pourquoi.
Un exemple récent en France : L’on s’est aperçu que dans les cars scolaires, les enfants ne mettaient pas les ceintures de sécurité. Le nudge a consisté à rhabiller les sièges pour que la ceinture devienne très visible et surtout à la rendre gênante si on ne la met pas. Dans ce pays un « appel à manifestation d’intérêt » a même été lancé pour identifier diverses problématiques de politiques publiques qui pourraient faire l’objet d’une approche comportementale. Une quarantaine de projets sont actuellement à l’étude. Dans les organisations privées ou publiques, le nudge trouve des applications dans la gestion des ressources humaines, pour que les membres du personnel adoptent des comportements vertueux en matière de santé, de sécurité, de respect de l’environnement et de relations sociales.
Vis-à-vis de la clientèle, le nudge marketing encourage l’usage économe des produits (économies d’eau ou d’électricité, diminution du gaspillage) et surtout la réduction des coûts. Ainsi, la SNCF, préoccupée par la faible utilisation des poubelles collectives de ses TGV low-cost baptisés Ouigo, a décidé de rendre les conteneurs plus visibles et accessibles, surtout aux enfants : signalétique améliorée, peintures vives, traces de pas imprimés en couleur sur le sol, décoration ludique etc. Des mesures qui ont permis « d’enclencher le bon comportement client » et de rogner sur les frais de nettoyage, aussi bien en faveur des clients que de l’entreprise.
Il est encore peu question d’utiliser la méthode pour influencer les ventes de biens et de services. Sauf peut-être en matière bancaire et financière, où un coup de pouce à la souscription de certains produits peut s’avérer utile. En effet il existe de longue date un décalage entre les comportements des clients, qui privilégient l’épargne à court terme peu risquée auprès de leurs banques (comptes sur livrets, par exemple), et les préoccupations des pouvoirs publics et des professionnels qui souhaitent l’orienter vers des placements à long terme sur les marchés financiers. Dans de nombreux pays, des incitations fiscales variées et parfois ruineuses pour les finances publiques ont été mises en place sans parvenir à convaincre des épargnants toujours frileux surtout en période de forte volatilité.
Cette situation peut faire obstacle, comme en France, à la mise en place d’un véritable système de retraite par capitalisation, au grand dam des autorités mais aussi des professionnels comme BlackRock, qui gère 7 000 milliards de dollars d’actifs, dont les deux tiers sont liés aux systèmes de retraite. D’où l’idée de recourir à une forme particulière du nudge, utilisée notamment pour les dons d’organes, et connue sous le nom de consentement présumé ou par défaut. Au Luxembourg depuis une loi de 1982, on considère que chacun accepte de faire don de ses organes après sa mort, sauf s’il a fait connaître son refus de son vivant. En France depuis 1998 les personnes refusant de donner leurs organes doivent s’inscrire sur un registre spécial. A défaut ils seront présumés donneurs.
Thaler et Sunstein ont proposé d’appliquer ce principe à la finance pour mieux flécher l’épargne vers l’économie réelle, ce qui vient d’être fait en France avec la « loi relative à la croissance et à la transformation des entreprises » promulguée en mai 2019, qui entre autres dispositions a institué un nouveau Plan Épargne Retraite (PER). Le texte prévoit que les sommes investies dans ce produit feront l’objet, par défaut, d’une gestion pilotée, c’est-à-dire que « sauf mention contraire et expresse du titulaire » les décisions de placement seront totalement déléguées à un gérant professionnel, avec « une allocation permettant de réduire progressivement les risques financiers » selon trois horizons et trois profils de risque, la gestion selon le profil « équilibré » étant elle-même proposée par défaut.
Le but du jeu est naturellement de décourager l’épargnant lambda de passer (sur sa demande formelle) en gestion libre, conseillée ou sous mandat, formules plus contraignantes et surtout plus coûteuses. Dans un document publié en juin 2019, BlackRock se félicite de cette initiative, y voyant « un immense progrès par rapport à la situation actuelle ». Pour le gestionnaire américain, la gestion pilotée par défaut permet d’accroître la proportion de l’épargne investie dans des actifs plus risqués mais aussi plus rémunérateurs pour l’investisseur : ainsi, selon ses calculs, « la seule réallocation des encours d’épargne retraite actuels entraînerait à terme un accroissement de l’épargne investie en actions d’environ 17 milliards d’euros ». BlackRock ne précise pas que le dispositif est aussi bien plus rémunérateur pour lui.
Le viewpoint de BlackRock fait explicitement référence à « ces incitations comportementales (nudges) » qu’il souhaite voir se généraliser, car « les travaux académiques sur les options par défaut ont en effet démontré l’efficacité de ces dispositifs dans l’intérêt des investisseurs. Une solution par défaut n’étant pas obligatoire, chacun conserve la liberté de sortir du dispositif, mais cela nécessite une décision motivée suivie d’une démarche administrative. Cette approche est beaucoup plus efficace que l’approche inverse consistant à attendre que l’individu « prenne la décision d’épargner plus de manière proactive ».
On ne saurait être plus clair, voire plus cynique car, au-delà d’un simple coup de pouce, on peut voir là une manière de « forcer la main » de l’investisseur sous couvert de performance et d’utilité de son épargne. Dans sa communication, BlackRock indique « qu’avant la France, d’autres pays ont reformé leurs systèmes de retraite et nous avons contribué à ces évolutions par des de positions publiques au Royaume-Uni, aux États-Unis, et au Japon, en particulier ». De quoi expliquer, au moins en partie, que le gestionnaire américain soit devenu la bête noire des syndicats et mouvements politiques français opposés à la réforme des retraites. Ses locaux parisiens ont été dégradés à deux reprises lors de manifestations en janvier et en février.