J’ignore combien de fois Edmond Donnersbach a vendu ce petit chef d’œuvre que Georges Perec a écrit sans une seule voyelle « e », pourtant la plus répandue de la langue française. Je ne sais pas non plus combien d’exemplaires de Les revenentes il a pu écouler que le même auteur a rédigé cette fois-ci avec la seule voyelle « e ». Mais j’espère que le presque disparu et quasi revenant libraire placera un maximum de Pléiade que Gallimard vient de consacrer à cet écrivain de génie.
Mais si les librairies ne sont pas, loin s’en faut, les magasins les plus fréquents, elles sont, à coup sûr, les plus vitaux. Elles sont la ville, mode d’emploi, pour paraphraser un autre livre de Perec. Elles ne sont pas le « e », mais l’alpha et l’omega, de la cité. Elles sont en quelque sorte les abeilles de la ville dont la disparition entraînerait, selon Einstein, celle de l’humanité.
Et il est vrai que la librairie Alinéa tient de la ruche, où badauds et lecteurs, professeurs et élèves, honnêtes hommes et femmes fatales, artistes et bourgeois, bobos et même quelques prolétaires viennent butiner à la recherche de leur miel. Ils y trouvent beaucoup de livres cultes et peu de livres cul, pas mal de beaux livres mais aucun faux livre, car le livre faux n’existe pas, exception faite, bien sûr, de ces listes de recettes de cuisine hâtivement déguisées en « livres » de cuisine que notre librairie écoule à son cœur défendant, mais qui lui permettent néanmoins de faire bouillir tant soit peu la marmite. Faut-il rappeler qu’un livre de cuisine n’est pas, comme ses cousins, un précepteur, mais un domestique, un livre en livrée en quelque sorte ?
C’est la mobilisation des amis, que personne n’oserait appeler clients, qui permet, en ce moment, d’écrire la suite du paragraphe dont l’alinéa a été jeté il y a maintenant 22 ans et qui permettra à ce bateau livre d’adopter la devise des Parisiens : fluctuat nec mergitur. C’est eux qui ont compris qu’ils ne rencontreront jamais Voltaire dans la froideur du Panthéon, ni Victor Hugo dans les ruelles de Vianden et encore moins Michel Rodange à l’ombre de son Fiisschen de la Place d’Armes.
Ils ne verront jamais Paul Valéry dans son cimetière marin et ne comprendront pas non plus Freud dans son musée à Vienne. Des bancs d’école ils ont gardé un mauvais souvenir de Goethe et chez Amazon ils n’apprendront jamais rien sur les amazones croquées par Homère. Non, c’est en arpentant les travées chez le librairie qu’ils fraternisent avec l’écrivain, c’est en humant le parfum du papier qu’ils découvrent sa poésie et c’est en froissant les bonnes feuilles d’un nouveau roman, voire du nouveau roman, qu’ils s’inventent une autre vie. Et qu’ils livreront par là même une nouvelle vie à la librairie de la rue Beaumont qui continuera alors à résister en vers et contre tous aux Zadig et Voltaire tout prêts déjà à vautouriser sa place.
Et comme chez les escargots de Prévert, quand nous, les lecteurs arriverons à l’enterrement des feuilles mortes, elles seront toutes ressuscitées. Nous prendrons alors un verre de bière si le cœur nous en dit et comme nous aurons beaucoup lu nous tituberons un petit peu. Mais là-haut dans le ciel, Perec, Shakespeare et même Houellebecq et les autres veilleront sur nous.