Monsieur le Premier Ministre,
comme vous, le soussigné est interpellé par le comportement de Monsieur Enrico Lunghi face à une journaliste de RTL. Il pense néanmoins que cet acting out relève plus du symptôme médical que du délit pénal et que l’intéressé devrait consulter un thérapeute plutôt qu’un avocat. En effet, l’irritabilité, l’agressivité mais aussi et surtout cet étrange état de « helplessness » complaisamment documentés par les caméras de RTL sont avant tout des symptômes typiques du fameux syndrome de burn-out, à moins qu’ils ne soient à mettre sur le compte du tempérament méditerranéen de l’agresseur, comme le clament urbi et orbi les usagers des réseaux sociaux. Or, le burn-out est souvent causé par ce que les psychiatres appellent la situation de double-lien qui est en fait une injonction paradoxale, un message contradictoire qui commande à son destinataire de faire en même temps une chose et son contraire. C’est effectivement la situation dans laquelle se trouve le directeur du Mudam depuis son entrée en fonction.
Nommé à la tête d’un musée d’art moderne, ses employeurs lui demandent de collectionner de l’art contemporain alors que la vox populi attend qu’il investisse ses maigres ressources dans l’art moderne. Vous n’êtes pas sans savoir, Monsieur le Premier Ministre, que cette dénomination trompeuse n’a été choisie que pour endormir le bon peuple, « diesen grossen Lümmel » comme l’appelait un poète inconnu appelé Heinrich Heine. Comme si le Luxembourg avait les moyens de s’offrir des chefs d’œuvre de l’art moderne. La récente polémique autour de l’achat d’une douteuse croûte de Picasso aurait cependant dû mettre les pendules à l’heure et les bourses à l’endroit. La nécessité, mais aussi les connaissances artistiques, le flair et le carnet d’adresses de Monsieur Lunghi lui ont permis, ensemble avec son comité scientifique et à la suite de ses prédécesseurs, de constituer une collection qui a mis le Luxembourg culturel sur la carte du monde et qui est enviée par des villes (encore) plus importantes que Luxembourg. De prestigieuses expositions ont fait le reste pour attirer un public de plus en plus nombreux. Rappelons encore, Monsieur le Premier Ministre, Monsieur le Ministre de la Culture, que le burn-out touche en général des travailleurs consciencieux qui investissent leur métier plus que de raison. Envoyez-le donc chez le médecin plutôt que chez le juge.
Et à propos de médecine, justement, permettez, Monsieur le Premier Ministre, à l’homme de l’art que je suis de m’étonner des ampleurs de la blessure infligée à la journaliste qui a continué son interview, qui a continué son travail pendant une semaine avant de consulter un médecin qui prescrit alors seulement un arrêt de travail de… deux jours. Une prescription médicale qui ne tient pas compte de la prescription des faits ! À ma connaissance, la journaliste n’est pas atteinte d’hémophilie qui aurait effectivement pu faciliter l’apparition de graves complications.
En maintenant votre appel au conseil disciplinaire, alors que RTL a fini par retirer son ubuesque plainte, vous restez, Monsieur le Premier Ministre, le dernier procureur à enfoncer le clou dans une affaire qui a eu au moins le mérite d’avoir sorti l’art du musée. Car n’oubliez pas qu’un acte manqué est toujours aussi un acte réussi, une performance de l’inconscient qui a fait du directeur son propre curateur. Alors, Monsieur le Premier Ministre, ne menez pas un combat d’arrière-garde contre l’avant-garde et rangez votre conseil de discipline car l’art, toujours, dérangera et sera indiscipliné ou ne sera pas.
Signé par un citoyen intellectuel qui a la naïveté de penser que ces deux mots-là ne relèvent toujours pas de l’injure.