Théâtre

Un univers à la dérive

d'Lëtzebuerger Land vom 11.02.2022

Après le succès du monologue Moi, je suis Rosa, Aude-Laurence Biver met en scène Fracassés de Kae Tempest (Wasted, 2018), qui montre trois jeunes qui peinent à trouver leur chemin vers la vie d’adulte. Ils luttent puis abandonnent et se trouvent finalement confrontés à la solitude. Un spectacle bien conçu, mais qui reste trop près du texte, une plongée dans un monde à la dérive.

Une écriture rythmée, musicale (plus certainement en anglais qu’en français), une langue virulente, souvent crue, caractérisent l’œuvre de Kae Tempest, née en 1985 dans la banlieue londonienne, qui se dit fascinée par les mots : « La musique et les mots sont dans toutes les fibres de mon être, ça m’aide à vivre ». Elle interprète aussi ses textes, débute par le rap et le hip hop et se lance dans l’art du ‘spoken word’ – dont témoignent les interventions du chœur dans Fracassés, sa première pièce – puis dans l’écriture poétique et dramatique.

Par des monologues, des scènes dialoguées, des partitions chorales et du slam, l’œuvre met en lumière une génération en perdition, déboussolée, qui cherche en vain un sens à la vie. Trois jeunes Londoniens autour de 25 ans, qui ont grandi ensemble dans un quartier populaire, entrent dans le monde du travail dans des conditions difficiles, après la crise financière de 2008 ; ils sont confrontés à la violence des grandes villes et aux bouleversements du néo-capitalisme.

Ted (Charles Segard-Noirclère) est un comptable insatisfait, Danny (Benjamin Zana), un musicien à la recherche de l’occasion lui permettant de décoller – ces deux comédiens sont aussi responsables de la création sonore – et Charlotte (Nina Hazotte Maggipinto), une enseignante écoeurée par le désintérêt de ses collègues et révoltée par les inégalités entre les élèves.

Pris d’un regard nostalgique à l’égard de l’insouciance et de l‘arrogance de leur jeunesse, où tout semblait possible, ils peinent à prendre pied dans l’âge adulte. Une solide amitié les lie et ils n’oublient pas un des leurs, Tony, mort il y a dix ans. En son souvenir, ils ont planté un arbre qui, dans la scénographie de Clio van Aerde, est déraciné, au tronc fragmenté ; il domine le plateau nu et froid, où surgissent par moments des mannequins figés, dépersonnalisés, qui se mêlent aux personnages.

Les trois amis se retrouvent souvent dans la défonce, l’alcool et la fête; en créant un univers artificiel, ils brouillent la vue du réel, qu’ils jugent sans perspectives. A intervalles réguliers émergent des résolutions pour s’en sortir, qui deviennent rapidement des projets avortés ; les élans naissent puis s’évaporent. Le jour de l’anniversaire de la mort de Tony, ils décident ensemble de rompre avec le vécu habituel. En vain. Des trois, c’est Charlotte qui est la plus décidée mais elle renonce aussi au dernier moment. L’habitude, les obligations, la lassitude les retiennent, prisonniers de leur vie étriquée.

Sur scène se déroule la vie triste, répétitive d’une génération perdue, bien interprétée, de façon naturaliste et plein d’entrain des trois comédiens, un sujet assez classique, dans le sens du déjà vu. Le défi consiste à le monter en allant au-delà du texte, assez redondant dans son rituel, tout en restant dans la lignée de l’auteur. Malgré un pertinent travail en amont, lectures illustrant le sujet, recours aux conseils d’un toxicologue, d’une psychologue, d’un chorégraphe et d’un rappeur, la metteure en scène Aude-Laurence Biver reste très fidèle au texte, elle ne lui donne guère d’envolée. Le spectateur observe, intéressé, mais n’accroche pas vraiment.

Certes de beaux moments d’amitié se démarquent, de même que la solitude de l’un ou de l’autre qui se révèle entre les scènes où les trois fuient dans la défonce. Une trouvaille, significative et amusante, surprend vers la fin quand Ted et Danny se retrouvent coincés chacun dans un caddy, une allusion à leur vie étriquée dont ils n’arrivent pas à se libérer, une allusion qui renvoie aussi à l’univers de Beckett, déjà présent par l’arbre sans feuilles qui domine le plateau.

Aude-Laurence Biver crée un univers certes fermé, replié sur lui-même, où pointe pourtant un brin d’espoir, esquissé dans le texte de Kae Tempest par la continuité des désirs de recommencer, par l’importance des petits plaisirs du quotidien relevés par Ted et surtout par les encouragements du chœur à rester fidèle à ses désirs, « Si tu ne vis pas tes rêves/Ils resteront emprisonnés/Derrière/Tes paupières. » La mise en scène accentue l’espoir notamment par le rayon de lumière final (création lumière : Manu Nourdin) en direction de l’arbre qui, même déconstruit – les bûches sectionnées du tronc sont enlevées par les comédiens - reste debout.

Dernière représentation au Théâtre des Capucins ce vendredi soir à 20h00

Josée Zeimes
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