Danse

Il y a toujours « un truc »

d'Lëtzebuerger Land vom 11.02.2022

Avec une programmation bouleversée en dernière minute par l’annulation de Vibrant Landscapes développé par la chorégraphe Claire Hurpeau, cette soirée 3 du TROIS, « transformée », donc porte bien son titre : Rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme. Lestée d’un work in progress, le TROIS C-L a fait appel à Jill Crovisier et à la compagnie AWA pour combler le trou dans sa programmation du soir, avec respectivement Onnanoko et As You Want. Et si tout cela était loin d’être décevant, c’était néanmoins loin d’être notre meilleur de la série de rendez-vous.

En ouverture, nous sommes invités à nous plonger dans la salle noire pour la projection du film Alezan signé du danseur messin Loïc Faquet. D’entrée, la grâce de l’interprète au milieu de ce haras frappe l’œil. Alizée Duvernois est splendide dans sa robe de mariée qu’elle semble vouloir tacher de la terre piétinée par les fers des chevaux, comme pour la démystifier… En fait, il y a corporellement, et chorégraphiquement un joli discours dans ce Alezan, en tout cas dans ce que Duvernois exalte. Car derrière, les idées de Faquet, voulant explorer « l’étape sociale » qu’est le mariage, et questionner « ce cap obligatoire à franchir » dans la vie d’une femme, sentent un peu la poussière. Bien que le discours soit confus, et un tantinet naïf, force est d’admettre une vision esthétique efficace, et un sens de la chorégraphie « vidéodanse » très juste.

Dans le couloir, on retrouve l’artiste transmédia Valérie Reding donnant quelques mots sur sa dernière série de photographies regroupées sous le titre Hvngry for more. Un travail léché par lequel la photographe veut rendre hommage à la communauté queer qui l’entoure quotidiennement. Par plusieurs portraits, l’artiste luxembourgeoise dresse un panthéon « d’icônes queer » dans une esthétique pop, frisant avec un travail plastique 3D, et aux influences proches des décors de jeux vidéo. C’est beau, ça accroche, ça pétille, ça dit, du Reding en puissance…

Pour le premier moment en scène, on nous invite à rencontrer le très décontracté Konstantinos Papanikolaou, danseur et chorégraphe associé au réseau Grand Luxe, et conférencier à ses heures. Nous voilà à fouiller l’ordinateur du Grec, en voyageant dans cinq photos étonnantes et pleines de surprises qui constituent les bases de sa recherche chorégraphique. Ainsi, Papanikolaou discourt sur ces cinq images, tel un maître de conférences devant ses élèves, avec un brin d’humour et beaucoup de laisser-aller. On assiste alors à un déballage d’idées associées aux photos, dans un désordre organisé. On y entend les échos de l’héritage de la danse contemporaine par le prisme de spectacles d’antan à la fois scandaleux – spectacles ethnologiques, au cœur de Paris –, macabres – face aux restes de la tenue d’une danseuse brûlée vive en scène –, fanatiques – les marathons de danse – ou sensationnels – le saut dans le vide d’un cheval et sa cavalière. Tout ça est raconté en légèreté et dans une timide discussion avec le public. Et si le principe est bougrement intéressant, et l’orateur relativement captivant, la mayonnaise ne prendra pas ce soir-là au TROIS CL.

Ensuite, deux spectacles s’installent au plateau, avec en premier lieu As you want de la compagnie AWA. Une pièce en duo censée signifier notre nature et nos origines communes en tant qu’humains et le poids des expériences sur ce que nous sommes individuellement. En somme, une porte super ouverte qu’on enfonce à grand coup de bélier, dans une forme qui ne nous a pas franchement convaincu par ses lignes théoriques, mais par autre chose. D’abord, ce qu’on y voit, ou ressent, nous semble se teinter d’une sorte d’histoire d’amour à l’eau de rose, acidulée de tranches d’humour et d’une jolie espièglerie. À l’amorce, on tend l’oreille à une pièce contemporaine, entre la performance brute et la cinglante représentation de recherches théoriques. Au fur et à mesure, voyant ces deux là – Baptiste Hilbert et Catarina Barbosa – habillés par le quotidien, jouant avec ce dernier, on observe une grande complicité scénique, « un truc », qui fonctionne terriblement bien. Il leur est naturel et se libère du duo instinctivement, pour s’étendre sous la musique, jusqu’à muter en une discussion intime, faite non pas par les mots ou sons, mais par les corps et les gestes qui leur sont possibles. As you want nous laisse ainsi avec un drôle de sentiment, semblant vouloir nous faire entendre quelque chose, là où on comprend autre chose.

Enfin, au pied levé, les jeunes femmes de la Junior Company CND Luxembourg clôturent cette avec brio. Et c’est avec une grande réjouissance qu’on retrouve ainsi Jill Crovisier dessinant de son génie chorégraphique les gammes exécutées par ces six jeunes danseuses pleines d’avenir. Sous l’inspiration de « la calligraphie ancienne et l’avant-garde nipponne du vingtième siècle », la compagnie montre Onnanoko Traces of Young Women. Un cri à la féminité, à l’élégance du corps, sa grâce, ses mutations sculpturales, soutenu par la volonté du « bien faire » de l’adolescence, une rythmique collective parfaite, et une exécution chorégraphique disciplinée, sous les yeux d’une Crovisier en bienveillante mère artistique, dans une composition chorale de cette pièce initiatique. Ainsi, Onnanoko va au-delà du spectacle de fin de cycle d’une formation artistique, il est un spectacle à part entière, à voir maintenant, pour applaudir ces mêmes femmes dans quelques années sur les scènes luxembourgeoises ou d’ailleurs.

Godefroy Gordet
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