La Ville de Luxembourg dispose de 87,5 hectares de terrains constructibles.
Reste le problème de leur mobilisation

Réalisme extrême

d'Lëtzebuerger Land du 11.02.2022

Le 7 mai 2012, le Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) était triste et déçu. Il se tenait sur la tribune de la Chambre des députés : « Certains Luxembourgeois exploitent d’autres Luxembourgeois. Mir maachen eis selwer futti. » Demander des prix « exorbitants » pour des terrains constructibles, cela ne correspondrait pas au « Lëtzebuerger Grondwiesen ». Dix ans plus tard, l’Observatoire de l’habitat fournit une base empirique au débat, le libérant ainsi du moralisme stérile. Si elles ont révélé le poids des promoteurs locaux (d’Land du 4 février), ces études jettent également une lumière sur les gigantesques réserves de certaines communes. Parmi les principaux détenteurs de terrains dédiés à l’habitat, la Ville de Luxembourg se classe en deuxième position ; derrière Arend & Fischbach mais devant l’État. Pour se défendre du reproche de la rétention foncière, les promoteurs privés pointent ce stock communal, et sa très lente mobilisation.

La bourgmestre Lydie Polfer (DP) a fait refaire les calculs par ses services. Sur un total de 492 hectares constructibles pour l’habitat, 87,5 sont sous la propriété de la Ville. La très grande partie de cette réserve (69 hectares) est classée « PAP Nouveau Quartier », c’est-à-dire qu’il s’agit de prés, de friches et d’entrepôts non encore viabilisés. Les terrains se répartissent à travers l’ensemble du territoire de la Ville : 18,4 hectares à la Porte de Hollerich, 8,2 le long de la route d’Arlon (de la caserne des pompiers au stade), 6,2 à Beggen, 5,7 en contre-bas du cimetière de Merl, 3,3 sur la friche de la faïencerie du Rollingergrund (dont la commune avait racheté en 2016 une partie pour 14,3 millions d’euros à Villeroy & Boch)... Ce vaste ensemble de parcelles publiques laisse rêveur : Une chance de réinventer la Ville, de la densifier, de l’ouvrir et de la démocratiser ? Plus prosaïque, la maire Lydie Polfer (DP) rappelle que la plupart de ces terrains sont entre les mains de la Ville « depuis toujours, au moins depuis le plan Vago de 1967 ». Leur mobilisation serait un processus de longue haleine… « Une chose après l’autre ».

Sur les vingt dernières années, la population de la Ville est passée de 78 000 à 129 000 habitants. Les firmes de construction et les bureaux d’études plient sous la pression. Quant à l’administration communale, elle peine à recruter, et ceci à tous les niveaux. (47 postes de chauffeurs de bus restent actuellement ouverts.) « Dat Ganzt kënnt an der Realitéit zesummen », dit Lydie Polfer sur un ton presque résigné. « On peut dire : On veut faire ceci, on veut faire cela. Mais ce n’est pas une question de volonté politique. Il faut être conscient que les capacités ne sont tout simplement pas disponibles dans la société. Prenez la Ville de Luxembourg : Les terrains y sont, les sous y sont, et pourtant nous ne pouvons faire plus que ce que nous faisons actuellement. »

Or, la crise du logement a fait monter la pression. Les PAP pour la « Porte de Hollerich » et le « Wunn-
quartier Stade » sont encore en élaboration, et le développement des terrains risquera de durer des décennies. Mais ces mégaprojets et leurs milliers de logements confronteront l’administration communale à une nouvelle échelle de grandeur. À quoi viendront s’ajouter les quinze pour cent de logements abordables que les promoteurs devront, suite au Pacte Logement 2.0, céder à la commune, et dont celle-ci aura à assurer l’entretien et la gestion locative. En l’état, les services administratifs de la Ville sont incapables de supporter une telle surcharge de travail, faute de ressources. L’administration est également handicapée par la rigidité des procédures politiques. Les dossiers transitent entre les différents services, puis font des allers-retours entre le collège échevinal, la commission consultative et le conseil communal.

L’idée de créer une nouvelle société d’urbanisation, une sorte de Fuak communal ou de Stater SNHBM, est actuellement discutée en interne. Les chefs de services ont proposé ce mercredi au collège échevinal de lancer « une expertise » pour déterminer quels en seraient les avantages et les inconvénients. Lydie Polfer est loin d’être acquise à l’idée : « Un des avantages de ce modèle, c’est qu’on peut se tenir éloigné et se faciliter la vie. Mais cela veut aussi dire qu’on considère que d’autres personnes, non élues, pourraient le faire mieux. L’avantage de tout garder in house par contre, c’est que la responsabilité politique demeure auprès des politiciens, et que ceux-ci doivent assumer publiquement leurs choix. Dans une société démocratique et transparente, cela me semble un très grand avantage. »

Ces réticences n’étonnent guère de la part d’une politicienne qui a toujours veillé à exercer un maximum de contrôle sur les dossiers d’urbanisme, dans une approche de micro-management (sa maîtrise des détails bluffe jusqu’à ses adversaires politiques). Une externalisation à une structure para-communale pourrait rendre les procédures internes plus souples, mais au prix du court-circuitage des édiles, qui devront se satisfaire d’un siège au conseil d’administration. Mais ce ne sera probablement plus le problème de Lydie Polfer. Plutôt celui de son ou de sa successeur. La maire annonce qu’elle dévoilera ses intentions électorales vers novembre 2022. Dans le Stater DP, la perspective d’une passation de pouvoir provoque d’ores et déjà des tensions, une éventuelle candidature de Corinne Cahen étant tout sauf acquise.

Lydie Polfer aime à se référer à sa « première vie de maire » de 1982 à 1999 : « Qui a fait le Kaltreis [à Bonnevoie] ? Qui a fait la Sauerwiss [à Gasperich] ? » Or, elle semble dépassée par le boom des années 2010 et 2020. Elle n’a pas su développer une vraie stratégie urbanistique, se bornant à gérer une croissance démographique invariablement présentée comme nuisance, voire menace. Comme sur la mobilité, elle adopte mécaniquement le point de vue des autochtones établis, c’est-à-dire ceux qui l’ont élue. Or, la crise du logement met la pression sur la Ville pour mobiliser, et vite, ses terrains. Le plus étonnant du débat sur la réserve communale, son ampleur, et les modalités pratiques de son développement, c’est qu’il n’a lieu que maintenant.

Les grands projets en cours remontent quasiment tous à Paul Helminger. Entre 1999 et 2011, il avait lancé une multitude de mégaprojets, réalisés de manière plus ou moins monstrueuse au Ban de Gasperich et au Royal Hamilius. Le new public manager déchaîna les promoteurs privés pour contrer les efforts gouvernementaux de décentralisation, et torpiller Belval. Certaines de ses visions métropolitaines sont restées à l’état de fantasmagories. Avec ses jardins suspendus reliant Bonnevoie à la Gare, Luxembourg Central (2005) buta sur l’opposition des CFL que la perspective de voir ses rails et ses quais enfouis sous un couvercle en béton armé rebutait. En 2004, Helminger lança un concours international d’idées pour développer la Porte de Hollerich, pensée alors autour d’une « gare périphérique internationale » devant accueillir une ligne TGV Strasbourg-Bruxelles. Le projet a refait surface en 2016, sous une forme entièrement révisée : La commune y projette désormais un « éco-quartier », à développer progressivement avec les cinq propriétaires privés. Fin 2022, les premiers PAP pourraient être présentés. Mais ils ne concerneront qu’une petite partie (entre l’église et le cimetière de Hollerich) des 35 hectares du site. Les reste est toujours occupé par l’entrepôt de bus, ainsi que par les lourdes infrastructures qui sont celles de l’automobile : une station-essence, des concessionnaires de voitures et le parking Bouillon.

À l’approche des élections, le premier échevin, Serge Wilmes (CSV), tente de sortir de l’ombre de la maire libérale. Sur les questions d’urbanisme, Wilmes est intarissable. Il cite pêle-mêle la « ville du quart d’heure », les « écoquartiers de la plus haute qualité », l’impératif de « faire ville ». Il parle de densités et fait des comparatifs internationaux : « Paris intra-muros compte 21 000 habitants par kilomètre carré, contre 2 400 pour la Ville de Luxembourg ». Il évoque le droit de préemption comme moyen d’influencer les projets de promoteurs privés. Mais malgré son enthousiasme affiché, le discours de Wilmes reste générique. C’est avec un certain flou qu’il évoque ainsi l’option d’une nouvelle société d’urbanisation communale. Ce ne serait qu’une piste parmi d’autres, rien ne serait arrêté : « Je ne sais d’ailleurs pas si ce sera ce conseil échevinal ou le prochain qui prendra une décision. »

Lydie Polfer caractérise ses projets d’« extrêmement réalistes ». Elle veut que « les choses soient claires » : « Pour que chaque personne qui veut investir ou construire à Luxembourg-Ville sache ce qu’il aura droit d’y faire et ce qu’il n’aura pas le droit d’y faire. » Rêver à voix haute de densification serait un exercice politiquement périlleux : « À mes yeux, cela ne fait qu’alimenter la spéculation. Si je dis à quelqu’un ‘tu peux construire sur trois niveaux’, et le politicien à côté dit : ‘ah, il faut construire de manière plus dense’, alors même le plus stupide aura compris qu’il fera mieux d’attendre encore un peu, que demain ou après-demain, il pourra peut-être construire cinq étages. »

La maire sort une liste de 22 PAP approuvés (pour 6 000 logements autorisés au total) mais restés coincés. La cause de cet empêtrement ne serait pas seulement à rechercher dans les procédures administratives de l’Environnement ou les recours judiciaires des riverains, mais également dans les querelles au sujet des remembrements qui déchirent les propriétaires. « Jusqu’à ce que tout le monde soit d’accord, cela peut durer très, très longtemps ». (Le ministre vert du Logement, Henri Kox, promet de contourner ces résistances via le remembrement ministériel.) Le « PAP Arquebusiers » (Belair) fut ainsi voté en février 2015 et devrait totaliser un millier de nouveaux logements. Or, faute d’accord entre les propriétaires fonciers, rien n’a bougé depuis. À Bonnevoie, il a fallu attendre presque vingt ans avant que les propriétaires du « PAP Itzigerknupp » n’arrivent à s’arranger entre eux, et que le chantier puisse commencer.

Claude Radoux estime avoir appris auprès de Lydie Polfer le « pragmatisme extrême ». La maire, dit-il, intégrerait dans ses calculs toutes les « contrariétés » éventuelles. Le conseiller communal DP préside la Commission du développement urbain et fait figure de franc-tireur néolibéral au sein de sa fraction. « Il faut trouver une solution pour les gens qui travaillent pour nous, pour notre commune ou pour nos sociétés ». Mais il faudrait garder mesure : Ce serait déjà bien de passer de trente à cent logements abordables construits par an. Or, une centaine de logements communaux ne feront pas fléchir le marché : ne faudra-t-il pas dès lors changer d’ordre de grandeur ? « Nous n’allons pas construire mille nouveaux logements tous les ans, ce serait trop massif, répond Radoux. Ce ne serait plus libéral, mais du stalinisme ou du moins du socialisme très avancé. » De toute manière, estime-t-il, toutes les villes « économiquement attractives » connaîtraient une augmentation des prix immobiliers. Une dynamique alimentée par la politique des taux d’intérêts européenne : « Et contre cela, ni une commune ni un État ne peuvent rien ». Ce serait donc « une idiotie » de penser qu’en construisant plus, on ferait baisser les prix immobiliers.

Bernard Thomas
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