La promotion immobilière apparaît comme le dernier refuge économique des autochtones. Une réserve précieuse

L’objet du désir

d'Lëtzebuerger Land du 04.02.2022

C’est le grand sujet de discussion parmi les promoteurs immobiliers en ce moment. Qui a la plus grosse réserve foncière ? Qui se classe où dans le hitparade ? La curiosité se mêle à l’indignation : On se sent stigmatisé, pointé du doigt comme accapareurs, comme rétenteurs de terrains. Quoique remontant à la fin du XVIIe siècle, le principe de la publicité foncière a toujours du mal à passer. Présentée en novembre dernier, la « note 29 » de l’Observatoire de l’habitat avait estimé que les dix principaux promoteurs détenaient 328 hectares de terrains constructibles pour l’habitat. Une concentration « extrême » qui serait en train de s’accentuer : Au cours des cinq dernières années, ce « top 10 » aurait ainsi réussi à quasiment doubler son stock de terrains. La note préférait pudiquement taire les noms. Le coordinateur de l’Observatoire de l’habitat, Antoine Paccoud, expliquait alors vouloir éviter « une personnalisation du débat ». Invoquant « plusieurs demandes émanant des médias luxembourgeois », le ministère du Logement a néanmoins fini par publier des « compléments d’informations » à la note 29, sous forme d’un classement des 49 principaux propriétaires. Tout en préservant un certain flou statistique, le ranking fait ressortir le poids insoupçonné d’acteurs qu’on pensait jusque-là plutôt secondaires. Les 859 montres de luxe de Flavio Becca ont défrayé la chronique judiciaire. Marc Giorgetti s’est découvert sur le tard un penchant médiatique. Or, le tableau de l’Observatoire met en avant des promoteurs peu visibles mais très puissants.

Nico Arend

Personne ne le voyait figurer tout en haut du classement, à commencer par lui-même : « Je m’étais plutôt attendu à la troisième place, derrière Giorgetti et Becca ». Or, le roi du foncier, c’est bien lui, Nico Arend, patron d’Arend & Fischbach. C’est un homme qui n’aime pas s’afficher : Il ne rachète pas des clubs de foot, ne préside pas d’organisation patronale, ne pose pas en une de Paperjam. « Je n’ai pas ces ambitions, tout simplement », dit-il. Nico Arend est né en 1950, fils d’un « très petit paysan » – « mon père avait six vaches » – dans le bled de Hamiville, au fin fond de l’Ösling.

Arend peut donc revendiquer le qualificatif de self-made man. L’immobilier lui a permis d’amasser une fortune. « J’ai commencé à acheter des terrains et j’ai continué, de manière conséquente », dit-il. Avant d’ajouter : « Il ne faut pas oublier que j’ai vécu avec le risque pendant vingt ans : Si une seule opération avait mal tourné, j’aurais fait faillite ». Nico Arend commence sa carrière comme comptable dans des entreprises de construction, avant d’ouvrir sa propre fiduciaire. En 1989, il s’associe avec Carlo Fischbach, un agent immobilier affable. « Tous les soirs, se remémore Arend, nous étions en tournée chez les paysans… et on y a beaucoup acheté ». (Carlo Fischbach est mort en 2017, son fils, Laurent, a pris la relève.)

Mersch est le fief de Nico Arend, le centre de ses opérations depuis bientôt cinquante ans. Le promoteur est membre du comité local du DP et se faisait, tout au long des années 2000, élire dans le « comité de circonscription Centre » du parti libéral. (Il dit être « moins actif » en politique aujourd’hui, faute de temps.) Arend a su s’entourer. À un moment, aussi bien le maire de Mersch que le maire de
Lintgen travaillaient pour lui. En 2001, Nico Arend embauche le clerc de notaire Albert Henkel, nommé trois ans plus tard bourgmestre (DP) de Mersch. « C’était un très mauvais choix, estime rétrospectivement Arend. Rien contre lui personnellement… Mee hei zu Miersch ass jo näischt méi gelaf ! Mes dossiers ont été analysés six fois plus méticuleusement, ils ont été démontés de haut en bas. » À la veille de son départ en 2016, Henkel concéda à la Radio 100,7 que sa « réorientation professionnelle » l’avait mis dans une situation « délicate ». Mais il aurait toujours « fait la part des choses », les projets de son employeur auraient été « spécialement analysés à la loupe ». À quelques kilomètres de là, le maire (depuis 1994) de Lintgen, Henri Wurth, dirigeait entre 1997 et 2017 le Home Center Willy Putz, une firme qui appartient à Nico Arend. Le bourgmestre explique ne jamais avoir signé une autorisation de bâtir pour des projets dans lesquels Arend & Fischbach était impliqué. « Ech hunn mech do rausgehalen… Ces demandes sont toujours passées par la commission des bâtisses. Elles y ont été contrôlées quant à leur conformité avec le PAP et le PAG. »

Nico Arend détient de très nombreux terrains avec d’autres promoteurs, voire avec des notables du capitalisme luxembourgeois. En juillet 2020, il s’est ainsi allié avec la Compagnie financière La Luxembourgeoise (dirigée par les cousins Pit Hentgen et François Pauly) pour acquérir quatre hectares de « terres labourables » sur le Kirchberg. Le tout pour la coquette somme de 180 millions d’euros. (Arend dit ne détenir que 28 pour cent des parts d’Altik SA, la société qui détient ces terrains.) Les vendeurs étaient un retraité septuagénaire et sa sœur, lointains descendants d’un maraîcher du Kirchberg. Issues de la loterie des héritages et des PAG, ces fortunes foncières ne lui semblent-elles pas contraires au principe méritocratique ? « Ici au Luxembourg, nous ne vivons pas, Dieu merci, sous le communisme ! Le droit de propriété s’applique toujours », répond Nico Arend.

Marco Sgreccia

Tracol Immobilier se trouve en position de contender. Signe de leur montée dans la cour des grands : les patrons de Tracol, Marco Sgreccia et Fabio Marochi, ont créé en 2017 leur propre fonds d’investissement spécialisé, Althea Fund, imitant l’ingénierie fiscale de Flavio Becca (Olos), Eric Lux (Pharos) et Marc Giorgetti (Cluster). Comme ces deux derniers, ils ont hâtivement fait démanteler leur structure en décembre 2019, quelques jours avant l’entrée en vigueur du nouveau régime fiscal. Le dernier rapport annuel d’Althea Fund renseigne sur des « assets » fonciers et immobiliers de 184 millions d’euros et des revenus nets de 27 millions. Le FIS ne payait que 4 365 euros en taxe d’abonnement en 2019. Sa banque dépositaire était la Spuerkeess étatique.

Nés à douze jours d’écart en février 1970 à Differdange, les cousins Fabio Marochi et Marco Sgreccia ont racheté en 2003 la société Tracol à Fernand Zeutzius. Cet entrepreneur de la construction et conseiller communal ADR dans la Ville venait de perdre sa longue bataille judiciaire contre l’État. Zeutzius s’était estimé lésé dans la soumission de marché pour les pierres naturelles recouvrant le futur Mudam, et avait utilisé l’ADR comme machine de propagande personnelle. (L’entrepreneur poujadiste ne s’était d’ailleurs pas privé de siéger dans la commission du développement urbain de la Ville de Luxembourg.)

Fabio Marochi est solidement ancré dans la vie sportive et politique de Differdange. À l’âge de 21 ans, il siégeait brièvement pour l’ADR au conseil communal de la Cité du fer. Son engagement pour le Progrès-Niederkorn, son club de jeunesse, s’avéra plus pérenne. Même si Marochi vient d’annoncer qu’il en quittera la présidence d’ici fin mars, il veut continuer à s’occuper de la trésorerie et du sponsoring. Les promoteurs dominent en large partie le monde du foot luxembourgeois : Flavio Becca joue au mécène au FC Swift Hesperange et au F91 Dudelange, Fabrizio Bei finance le FC Differdange 03, tandis que le FC Rosport Victoria compte Roland Feltes (Immoflex) parmi ses principaux sponsors.

Fils d’un petit commerçant differdangeois (son père avait ouvert un magasin de biens audiovisuels), Marco Sgreccia commence sa carrière professionnelle dans la fonction publique. De retour de l’université, il enseigne d’abord les mathématiques au lycée (« cela aura duré une année »). En 1995, Sgreccia entre au Service des médias du ministère de l’État, chargé d’attirer des investisseurs au Grand-Duché. Quatre ans plus tard, il suit son « âme d’entrepreneur » et intègre un groupe média franco-allemand. Quand son cousin lui propose de racheter la société de construction Tracol, Sgreccia prend « très rapidement » la décision de se lancer. Le monde de l’immobilier ne lui était pas entièrement inconnu. Face à Paperjam, il expliquait en 2009 avoir déjà eu l’occasion de s’activer avec son cousin en tant que « marchand de biens » : « Nous avions déjà acheté l’un ou l’autre terrain ensemble, faisions une construction et la revendions ».

Quand les deux cousins reprennent Tracol, ils doivent d’abord essayer d’en restaurer l’image de « marque », entachée par « l’affaire Pei » : « Et war 5 op 12 », relate Sgreccia : « Nous avons même longuement réfléchi s’il fallait en garder le nom ». Les cousins se séparent de la firme de construction au bout de sept ans. Ils auront mis ces années à profit pour acquérir un maximum de terrains. « What was supposed to be only an ancillary activity became their special hobby », lit-on dans la notice biographique du Paperjam Business Guide. À partir de 2010, les cousins se concentreront exclusivement sur la promotion immobilière. Leur structure organisationnelle est lean, la firme ne compte actuellement que 38 employés. (Fabio Marochi a décidé de quitter l’opérationnel il y a deux ans, explique son cousin.)

Les rapports annuels d’Althea Fund permettent de suivre l’assemblage du puzzle foncier. Les cousins ont acheté du foncier à Differdange, Mondercange, Sanem, Belval, Schifflange, Garnich, Strassen, Neudorf, Junglinster et Remich. À Esch, ils se lancent dans un grand projet résidentiel et commercial, structuré autour d’un centre sportif rêvé par les édiles communaux. (Le rapport annuel de 2019 estime la valeur des terrains du Lankëlz à 57,8 millions d’euros.) À Cessange, Tracol développe un nouveau quartier sur un énorme terrain de dix hectares, mais dont les coefficients de densité, fixés par le PAG, restent très bas. (La maire, Lydie Polfer, le justifie par « un besoin qui existe pour des maisons unifamiliales ».)

Tracol Immobilier s’est vu accorder des crédits de toutes les grandes banques luxembourgeoises : Surtout la BCEE et la Banque de Luxembourg, mais également Raiffeisen, BGL et BIL. Les banques sont l’angle mort des débats sur l’immobilier. En 2012, la CSSF était venue à la conclusion que leur risque d’exposition vis-à-vis des promoteurs était devenu intenable. Elle a donc serré la vis : Les opérations foncières spéculatives coûtent aujourd’hui plus cher (en termes de capitaux propres) aux banques.

Joseph Bourg

En termes de surfaces constructibles, Stugalux occupe la quatrième position parmi les promoteurs, devançant Flavio Becca. La firme est connue pour ses projets de lotissements, surtout à Strassen, siège du groupe, mais également à Contern, Oberfeulen, Dudelange et Abweiler. Des maisons unifamiliales architecturalement insipides mais réputées de bonne qualité bâtie. Les places occupées par Nico Arend et Jos Bourg dans le classement de l’Observatoire de l’habitat relèvent en partie d’une distorsion statistique. Le ranking ne prend en compte que les surfaces des terrains, faisant totalement abstraction des mètres carrés constructibles. Les développeurs urbains, spécialisés dans les grands immeubles d’habitation, sont donc devancés par les Haussmann des lotissements pavillonnaires.

Le fondateur de Stugalux, Jos Bourg, semble, lui, avoir une préférence personnelle pour l’esthétique féodale. Il y a un an, le nabab de l’immobilier a acheté le château de Birtrange, dont les origines remontent au XIIIe siècle et qu’il compte transformer en nouveau domicile familial. (Le montant de la transaction aurait dépassé le prix de mise en vente de 5,2 millions d’euros.) La demeure seigneuriale ne serait que « la chantilly sur le gâteau », se réjouissait le nouveau châtelain face à RTL-Télé. Le château sur les rives de l’Alzette est entouré de 85 hectares de bois, un domaine idéal pour l’ancien président de la Fédération Saint-Hubert des chasseurs.

Les parties de chasse l’auront rapproché du Grand-Duc Henri et de son administration des biens. Dans le lieu-dit de Welsdorf, situé à quelques kilomètres en aval de Birtrange, Bourg avait racheté en 2009 une ancienne ferme appartenant à la famille grand-ducale. Aux pieds du château de Colmar-Berg, il fit construire 36 maisons unifamiliales. La chasse peut donc provoquer de belles rencontres, même si Bourg se plaignait en 2011 dans une tribune au Tageblatt qu’elle avait perdu de son lustre : « Es ist nicht mehr schick, auf die Jagd zu gehen, besser man organisiert ein Golfturnier für seine Freunde oder Geschäftspartner als eine Treibjagd. » Âgé aujourd’hui de 71 ans, Jos Bourg a vendu la société de construction, pour se concentrer sur la promotion immobilière. Il reste le bénéficiaire économique quasi unique (98 pour cent des actions) de Stugalux SA et de Stugalux Promotion SA. D’après les bilans déposés au Registre de commerce, ces deux sociétés auraient cumulé un résultat net de quatorze millions d’euros en 2019 et 2020.

Bonne entente

Les promoteurs locaux évitent les conflits ouverts, ils cherchent plutôt à s’arranger et à s’entendre. (Ce qui pourrait expliquer qu’ils aient investi le foot comme champ d’affrontement symbolique.) Les guerres de promoteurs sont rares, mais violentes ; elles ont tendance à causer de nombreuses victimes collatérales. En 1980, la dissolution de l’empire de Paul Retter plongea la BIL dans la tourmente financière et certains politiciens, qui avaient couru les fêtes mondaines du promoteur, dans l’embarras. Le Land évoquait « les imbrications malsaines entre hommes politiques, instituts bancaires et spéculation immobilière ». En 1982, la correspondance entre un promoteur allemand et le conseil échevinal de la capitale se retrouva entre les mains de l’opposition ; une fuite qui signalait « dass sich der Krieg zwischen zwei Baulöwen zugespitzt hat ». En 2012, le conflit qui opposa Flavio Becca à Guy Rollinger finit par éclabousser le directeur de la Spuerkeess et plusieurs ministres. (Ce fut finalement Giorgetti qui sortit vainqueur : C’est lui qui a réalisé le nouveau stade à Gasperich ainsi qu’un gros projet de construction à Wickrange.)

Sur de très nombreux projets, les concurrents se retrouvent comme associés. Se dessine ainsi une cartographie d’alliances à géométrie variable, souvent selon des logiques claniques. Flavio Becca s’était associé avec Eric Lux en 2009, mais la lune de miel fut de courte durée, et le divorce dégénéra en feuilleton judiciaire qui dure depuis huit ans. Nico Arend collabore régulièrement avec Jos Bourg (une vieille connaissance), mais également avec CreaHouse ou le groupe Giorgetti. « Si nous sommes plusieurs à courir derrière un terrain, on va essayer de le faire ensemble », explique-t-il. Tracol développe des projets avec Christian et François Thiry à Cessange et a réalisé un grand ensemble avec Roland Kuhn à Mondorf. « Si c’est nécessaire, on s’associe », explique Marco Sgreccia, et d’assurer qu’« on ne s’est jamais disputés avec nos associés » : « Il y en a assez pour tout le monde. Le marché est poussé par la demande. Même si j’ai l’impression que la politique compte désormais affaiblir la demande pour recréer un équilibre... »

Cet enchevêtrement d’intérêts a récemment poussé Tracol à commettre une bourde. La firme avait décroché le projet « Verger Ermesinde – Vivre sans voitures » au Limpertsberg, en rachetant pour quatre millions d’euros un bail emphytéotique sur 75 ans à la Ville. L’idée de ce « quartier écologique » avait été lancée avec beaucoup de tam-tam par l’échevin vert François Bausch. Afin de les convaincre des vertus de la mobilité douce et du carsharing, les résidents éco-responsables n’ont pas droit aux vignettes de stationnement résidentiel. À la fin février 2020, quelques semaines avant de recevoir leurs clefs, les futurs résidents reçurent un email de l’entreprise Kuhn leur proposant de louer des places de parking (pour un loyer mensuel de 300 euros) dans le sous-terrain d’une résidence adjacente. Le courriel évoquait même « la possibilité d’un accès piétonnier direct à la zone ‘Vivre sans voitures’ ». Tracol avait simplement transféré à Kuhn les adresses mails de ses clients du Limpertsberg. Or, parmi les nouveaux résidents se trouva la présidente de ProVelo, Monique Goldschmit, et l’histoire apparut sur les pages locales Wort. Tracol présenta ses excuses pour cette « communication qui a pu être comprise par certains comme malencontreuse » et pria Kuhn d’effacer les données.

Les Belges

Les capitaux belges sont venus troubler ces savants équilibres entre locaux. Sur la dernière décade, ils ont découvert l’eldorado luxembourgeois : Thomas & Piron, Codic (Royal Hamilius), Immobel (« Infinity » au Kirchberg), Leasinvest (zoning Bâtiself à Strassen), Besix Red (ancienne galerie Konz à la Gare), ICN Development SA (friche Villeroy & Boch)… Bourrés de liquidités, ces nouveaux-entrants ont dû commencer par se procurer la matière première, c’est-à-dire le foncier. Les concurrents luxembourgeois ne seraient, en général, « pas prêts à payer les mêmes prix que nous », estime Olivier Bastin, directeur d’Immobel Luxembourg. « Ils disposent déjà d’une réserve foncière, des fois depuis des décennies. Nous, on doit acheter le terrain à prix d’or… On n’a pas d’ancêtres qui ont pu acheter à bas prix ». Immobel se retrouve en fin de classement, dans la rubrique des « cinq à dix hectares ». Olivier Bastin, estime qu’il n’aurait « pas vocation à faire des réserves foncières ». Il suivrait « une approche financière » où primerait le taux de rentabilité interne. Plutôt que d’immobiliser des fonds propres durant des décennies, les promoteurs belges auraient tendance à favoriser « des projets qui tournent vite ».

Vilipendés par leurs concurrents luxembourgeois, qui les accusent d’avoir fait exploser les prix, les Belges sont les grands absents du ranking de l’Observatoire. Celui-ci dessine un milieu très homogène : masculin et luxembourgeois, enraciné dans les réalités locales du pays. Tous ou presque s’affichent d’ailleurs comme mécènes : pas seulement dans les sports, mais également dans la gastronomie. L’immobilier apparaît comme le dernier refuge économique des autochtones. C’est que le capital d’ancrage y compte pour beaucoup. Chaque promoteur dispose ainsi de son réseau d’apporteurs d’affaires, souvent des agents immobiliers, qui jouent aux intermédiaires, sondent le terrain, approchent les propriétaires (et leurs héritiers) dans l’espoir de toucher une commission, voire d’être associé à une promotion immobilière.

Un seul promoteur belge (mais résident luxembourgeois) a réussi sa percée parmi les grands propriétaires fonciers : Louis-Marie Piron. Il était entré sur le marché avec fracas. En 2006, Thomas & Piron et Fortis Real Estate achètent les anciens terrains de Luxlait à Merl pour 136,5 millions d’euros, un montant qui paraissait alors totalement loufoque aux promoteurs autochtones. L’ancienne laiterie en briques fut rasée, tout point de repère historique gommé. Le promoteur construit une Trabantenstadt, la nomma « Les Jardins de Luxembourg » et vendit les appartements à des prix prohibitifs. Thomas & Piron était lancé. La société, spécialisée dans le résidentiel, a entretemps étoffé sa réserve foncière en rachetant des petites concurrentes en quasi-faillite, et les terrains que celles-ci avaient accumulés.

L’hypothèse Paccoud

Selon la « note 29 », les acteurs publics et parapublics détiendraient 21,4 pour cent du foncier à vocation résidentielle, les sociétés privées pèseraient pour 20,8 pour cent. Les personnes physiques arrivent toujours largement en tête, avec 55,3 pour cent. Or, les promoteurs ont réussi à gagner du terrain. En cinq ans, leur part s’est accrue de six points de pour cent, soit de 300 hectares supplémentaires. Les acteurs publics n’ont pas réussi à suivre le rythme. Pris ensemble, les communes, l’État et les divers fonds parapublics (Fonds du logement, SNHBM, Agora) n’auraient étendu leurs réserves « que » de 164 hectares.

Tous les promoteurs interrogés se défendent du reproche de faire du « land banking » : « Je ne retiens pas de terrains ! », s’exclame Nico Arend. « On n’a jamais acheté des terrains comme trophées », assure Marco Sgreccia. Ils fustigent les lenteurs administratives, les blocages communaux, l’archéologie préventive et, surtout, les exigences toujours croissantes de l’Environnement. « Un PAP, c’est minimum cinq ans, dix en Ville », estime Arend. (Marco Sgreccia évoque une durée de vingt ans entre la conception et la réalisation d’un projet.) L’hypothèse de la rétention foncière est restée jusqu’ici une hypothèse. Dans un article cosigné en juillet dans la revue spécialisée Housing Studies, Antoine Paccoud l’avait avancée, non sans prendre les pincettes : « The data does seem to point to a degree of land banking by developers ». Les édiles communaux ne semblent pas la partager. Deux ans durant, le bureau d’études germano-suisse ProRaum a accueilli une à une 89 communes afin de passer au peigne fin un total de 13 685 terrains constructibles. À en croire les estimations des responsables communaux, les professionnels de l’immobilier seraient intéressés à développer 89 pour cent de leurs terrains. (Une appréciation qui se base sur des critères assez flous, notamment si le promoteur a déjà « pris contact » au sujet de ses parcelles.) Selon l’estimation des communes, 68,5 pour cent de ces terrains pourraient en théorie être viabilisés dans les cinq prochaines années.

Un petit doute est néanmoins permis. De très nombreux responsables communaux sont réticents vis-à-vis d’une croissance démographique qui déborde leurs services techniques et dont leurs électeurs ne veulent pas. Dans son avis sur la fiscalité, publié en janvier, le Conseil économique et social prend une position jacobine, et appelle à abattre la vache sacrée de l’autonomie communale. La crise du logement ayant « un caractère d’urgence nationale », elle dépasserait désormais le seul cadre communal : « Ce ne sont plus les avis des habitants de chaque commune en particulier qui peuvent prendre le dessus sur les intérêts évidents des habitants du pays dans son entièreté. » Le message de l’institution tripartite est clair : L’enjeu est trop important pour le laisser aux 102 maires et à leurs électeurs Nimby. Le problème, ce n’est pas tant que les acteurs privés aient des stratégies foncières, c’est plutôt que les communes n’en aient pas. Avec 87,5 hectares de terrains constructibles (selon le Wort), la Ville de Luxembourg se place ainsi en deuxième position du classement de l’Observatoire de l’habitat.

Bernard Thomas
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