Autour de Paul Retter s’est tissée une légende noire. Un mois après sa mort en mai 1980, le Land présente le père du Forum Royal comme incarnation de l’affairisme et « d’une architecture prête à marcher sur les cadavres, sur le patrimoine bâti de quartiers entiers ». Ses confrères ne seront pas plus tendres. En 1981, Léon Krier le vilipende comme « dynamique ennemi de l’architecture qui traita avec une brutalité incroyable cette ville dont la beauté avait attendri le cœur même des féroces occupants nazis ». En 1986, Pierre Gilbert lui dédie une notice biographique équivoque : « Dans le rythme de son travail énorme, Paul Retter n’a pas su reconnaître à temps les faiblesses qu’apporte une telle activité à supporter par un seul homme. » Le milieu conservationniste le tient en horreur. Le président de la Lëtzebuerger Denkmalschutz Federatioun, Paul Ewen, eut cette réaction, épidermique, en mars dernier : « Retter, c’est le destructeur de la ville ! Ces bâtiments n’ont aucune valeur… Ils ne sont pas à leur place. Ils ont été construits uniquement pour maximiser les profits. »
Dans Le difficile chemin vers la grande ville, qui vient de paraître aux Éditions Guy Binsfeld, l’historien Robert L. Philippart propose de « reconsidérer » ce patrimoine, mal aimé, des années 1960 et 1970. Il essaye de s’abstenir de jugements de valeur, qu’ils soient esthétiques ou politiques. Il cherche surtout à inventorier et contextualiser les 86 bâtiments érigés par la Société des grandes réalisations immobilières à Luxembourg (RIL) que dirigeait Paul Retter. Philippart est un érudit de l’histoire de la Ville, dont il excelle à retracer le patrimoine architectural et les mues successives du Zeitgeist urbanistique. Il revient longuement sur le contexte des années 1950-1970 : l’absence d’égards pour tout patrimoine qui ne soit pas féodal ou religieux, le mépris pour l’historicisme de la Belle Époque (considéré comme « style pompier »), l’automobile qui évince le tramway, « la technocratisation de l’espace au détriment de l’aspect paysager ». Alors que la sidérurgie entre en déclin, la capitale prend le relais comme locomotive économique. Pour réussir sa transformation en centre financier, écrit Philippart, la ville de province « doit opérer un saut d’échelle » et se réinventer comme « métropole de plus de 100 000 habitants. »
Mais Philippart ne s’aventure pas à démêler les enchevêtrements financiers et politiques de la galaxie Retter. Tout au plus évoque-t-il, avec un certain flou artistique, « la proximité entre décideurs politiques, économiques et du monde de la finance » et « une certaine avidité dans les affaires », qui serait « caractéristique des années d’après-guerre ». Mais comment, concrètement, Retter a-t-il réussi à rassembler les parcelles ? D’où venait le capital pour lancer ses projets ? Quels étaient ses réseaux politiques ? Quel rôle jouait le conseil échevinal de la Ville de Luxembourg ? Philippart passe pudiquement sur ces questions. Sa recherche serait axée sur l’architecture et l’urbanisme, écrit-il dans son avant-propos. Le lecteur reste donc quelque peu sur sa faim.
Il faut ainsi fouiller dans les pages annexes pour apprendre que les avocats/politiciens CSV Nicolas Mosar (père de Laurent) et Jean Dupong (fils de Pierre) siégeaient dans le conseil d’administration de la RIL. Or, lorsque Philippart cite une intervention faite en 1970 par l’échevin de l’urbanisme Nicolas Mosar en faveur d’un projet de Paul Retter, il omet de mentionner que le même Mosar siégeait, une année plus tôt, dans le CA du même Retter. En matière de pantouflage politique, la RIL apparaît comme un prototype. Aujourd’hui, le marché immobilier exerce une attraction irrésistible sur de nombreux anciens fonctionnaires et politiciens retraités : Etienne Schneider vient de se faire nommer à la tête du conseil d’administration de Lux TP (une filiale du groupe belge Besix), Lucien Lux fait du consulting pour Flavio Becca, Fernand Pesch présidait la Compagnie luxembourgeoise d’entreprises et Paul Helminger siégeait chez Immobel.
Les archives du Wort, dont les éditions de 1950 à 1980 ont été intégralement rendues accessibles via eluxemburgensia.lu il y a deux semaines, permettent de suivre la montée et la chute de Paul Retter. Dès 1955 Wort chante les louanges du jeune et ambitieux architecte-urbaniste, diplômé de la Sorbonne. Dans les années qui suivent, le quotidien catholique listera scrupuleusement les « zahlreiche Persönlichkeiten aus Politik, Finanz, Wirtschaft und Handel » qui assistent aux diverses inaugurations officielles organisées par Retter : le ministre d’État, le maire de la Ville, le président de la Banque internationale à Luxembourg (BIL), les chefs des différentes caisses de maladie et de pension. Au lendemain de sa mort d’un cancer en mai 1980, le Wort lui consacre une nécrologie panégyrique : « Ein Mensch der kühnen Projekte, ein Mensch der resolut an den Fortschritt glaubte. […] Er wird in die luxemburgische Baugeschichte eingehen als ein Mann, der seiner Zukunft [sic] um Jahre voraus war ». Au moment de sa mort, Retter est le plus grand promoteur du pays, concurrencé seulement par Willy Hein, l’ex-flic financé par la BCEE (d’Land du 2 novembre 2018).
Dès août 1980, cette image part en lambeaux. Le Wort titre « Missmanagement bei RIL », et évoque une société au bord de l’implosion, placée sous gestion contrôlée. Un audit externe aurait révélé des « grobe Rechenfehler und Fehlkalkulationen » ; les pertes se cumuleraient à 300 millions de francs, l’endettement auprès de la BIL serait de 370 millions. La panique d’un crash se propage : « Würde die Gesellschaft jetzt in Konkurs gehen, müssten alle Vermögenswerte zwangsversteigert werden. Ein derartiger ad-hoc-Verkauf würde den Baumarkt zusammenbrechen lassen und weitere Konkurse zur Folge haben ». Le ton se durcit. Dans un article au vitriol, le Land présente la carrière de Retter comme symptôme du « degré de pourrissement qui s’est emparé de notre corps social », et fustige « les imbrications malsaines entre hommes politiques, instituts bancaires et spéculation immobilière » dans « le type de ‘république des copains et des coquins’ qui s’est implanté chez nous ».
L’origine du crash se situe en 1976. Une loi qui vise à mieux protéger les acquéreurs de logements en l’état futur d’achèvement entre alors en vigueur. Elle renforce le contrôle bancaire sur le promoteur ; désormais, chaque projet immobilier devra se porter lui-même. Ce resserrement des normes comptables signe le début de la fin de la RIL. Combinés au relèvement des taux d’intérêts et à la crise sidérurgique, quelques chantiers en difficultés provoqueront la chute de l’empire Retter. Soudain, la BIL se découvre dans une situation très vulnérable. Le promoteur Retter avait été de loin son principal débiteur. (En termes macro-prudentiels, on parlerait aujourd’hui de « single exposure ».) La banque craint une réaction en chaîne, un effet domino. Car pour la construction de ses bâtiments, Retter avait toujours eu recours aux mêmes PME, une clique de patrons qu’il payait en nature : soit en appartements, soit en actions de sa société. Une partie de l’artisanat luxembourgeois risquait donc de sombrer avec leur promoteur. Le Land notait : « Verständlicherweise wird von den Finanzinstituten alles unternommen um einen schweren Preisverfall zu vermeiden ». Puis d’ajouter, un brin provoc : « Obwohl aus sozialer Sicht eine leichtere Erschwinglichkeit des Wohnungskaufs nach jahrzehntelanger mitunter haarsträubender Steigerungstendenz geradezu erfrischend wäre ». En juillet 1980, les 48 actionnaires votent la dissolution volontaire de la RIL.
Philppart évacue la fin de la RIL en deux pages chrono. Il donne la parole à la fille de l’architecte-promoteur, l’avocate d’affaires Simone Retter : « Quand mon père est mort sont mortes avec lui la vision stratégique et la confiance de ce que l’immobilier au Luxembourg allait devenir ». Adolescente, elle a vu tout s’évaporer : « Mon père ayant été le seul de tous les associés de la RIL de l’époque à cautionner avec son patrimoine personnel, mon frère (21 ans à l’époque) et moi (18 ans), étudiants, étions subitement seuls face aux conséquences de cette épopée, et il ne nous a pas été permis de conserver quoi que ce soit de l’important patrimoine immobilier de notre père. »
Dans ses annonces publicitaires, Retter vante « la vue imprenable » qu’offrent ses résidences donnant généralement sur les parcs et vallées de la Ville. (On pourrait également dire que l’avantage d’habiter un immeuble Retter c’est que la vue n’est pas gâchée par un immeuble Retter.) Paul Retter avait rêvé de faire de la Ville de Luxembourg « une vraie métropole ». Ses grands projets se concentrent quasi-exclusivement autour de l’hyper-centre, de la Gare et des quartiers limitrophes (Belair, Hollerich). Selon les calculs de Philippart, Retter serait ainsi intervenu sur 24 parcelles du Boulevard Royal, qui, dans les années 1960, en comptait 61 au total.
Le style Retter est typique des copropriétés résidentielles « d’une échelle inconnue jusqu’alors au Luxembourg » qui apparaissent à partir des années 1960. Philippart rappelle qu’en 1973, pas moins de 1 806 logements furent construits ; rien que sur le territoire de la Ville. Ces machines haut standing répondent à une nouvelle demande, celle d’expats travaillant dans les eurobanques et les institutions européennes. Mais ne seraient-elles pas aussi des objets d’investissement destinés à une bourgeoisie locale, marquée par l’atavisme terrien ? Philippart n’aborde pas directement cette question, même s’il remarque que « l’investissement en pierre gagne en confiance dans les milieux d’affaires ». Les banquiers et « eurocrates » qui débarquent au Grand-Duché dans les années 60-70 pensent n’y rester que quelques années, et ont donc tendance à louer, du moins dans un premier temps. Le sociologue Fernand Fehlen avait été un des premiers à conceptualiser l’immobilier comme vecteur par lequel « s’opère le transfert des richesses générées par les rémunérations élevées des expatriés et autres employés du secteur globalisé […]. Les loyers élevés profitent aux propriétaires. Or, la possession d’un patrimoine foncier générateur de revenus de loyers va en règle générale de pair avec un capital d’ancrage élevé. »
Retter avait également compris que la nouvelle industrie offshore aura besoin de nouveaux lieux de sociabilité, des endroits feutrés où on pourra parler affaires. Il ouvre une série de bars huppés, de restaurants gastronomiques et un hôtel de luxe au Mullerthal qui s’imposeront comme « the places to be », courus par le gotha grand-ducal. Le promoteur investit également le domaine de la santé. Il s’associe à un kinésithérapeute, et dote une de ses résidences au Verlorenkost d’un sauna (un des tous premiers au Luxembourg), de bains glacés ainsi que d’installations de fango et d’hydrothérapie. (On n’en est pas encore aux projets d’IRM caressés aujourd’hui par Promobe à Gasperich et Steffen Holzbau à Grevenmacher.)
Philippart met en évidence les contradictions du personnage Retter. Dans sa thèse soutenue en 1955, celui-ci avait noté que si on voulait « épargner à l’avenir aux zones rurales un empiétement exagéré et désordonné », il faudrait densifier le centre-ville et ses « quartiers satellites ». Or, Paul Retter est également l’homme du tout automobile et du zoning. Il est le concessionnaire exclusif pour les marques Chrysler, Dodge et Plymouth. Plusieurs années avant que le premier parking public ne soit inauguré en 1977, le promoteur vend déjà des places de stationnement privées en ville. (Il fait même construire des « drive-in » pour des agences bancaires.) « L’étalement urbain sert autant l’architecte que l’industrie pétrolière », note Philippart.
Quel avenir pour le patrimoine bâti par Retter ? L’inertie inhérente au fonctionnement des copropriétés devrait de facto lui conférer une protection. Car rassembler la multitude de copropriétaires autour d’un nouveau projet commun relève quasiment de la mission impossible. 130 copropriétaires se partagent ainsi le Forum Royal. Le Fonds de compensation (FdC) est le principal propriétaire, deux des cinq parties qui forment ce Léviathan lui appartiennent, soit 8 300 mètres carrés et 110 places de parking, loués en bloc au ministère de l’Économie. (Le FdC explique au Land avoir « hérité » l’immeuble de son prédécesseur, l’Établissement d’assurance contre la vieillesse et l’invalidité, qui avait acquis les terrains sur le Boulevard Royal en 1971 et chargé Retter du développement.)
L’encombrant héritage de Retter va donc probablement survivre pendant une grande partie du XXIe siècle. Pas besoin donc de l’inscrire sur la liste des Sites et Monuments ; même si ce serait là une belle ironie de l’histoire. Les monolithes modernistes ont aujourd’hui cinquante ans : leur production est presqu’aussi éloignée dans le temps que ne l’était celle des villas historicistes au moment où Retter les fit démolir. Alors qu’une partie de ses « grandes réalisations », notamment les mornes colosses brutalistes qui écrasent le boulevard d’Avranches, semblent au-delà de toute rédemption, d’autres œuvres (comme le Centre Bourse et le Monterey Palace) ont étonnamment bien résisté au temps, représentatives du cool d’une modernité passée.
L’œil de Christian Aschman
L’intérêt de la publication réside en large partie dans les photos signées Christian Aschman. Elles occupent une place proéminente dans le livre, et elles sont magnifiques. On a beau être passé de milliers de fois devant certains immeubles, c’est comme si on les découvrait pour la première fois grâce au regard d’Aschman. Le photographe réussit à faire apparaître leur beauté rationnelle (« qui touche au classicisme », estime Philippart), en faisant ressortir les jeux géométriques, les mosaïques, l’harmonie des colonnes ou certains agencements de la façade. Dommage seulement qu’Aschman n’ait pas plus documenté les intérieurs, surtout des copropriétés résidentielles, dont les appartements sont étonnamment spacieux et intelligemment proportionnés. Dotés d’un somptueux salon et d’un hall de nuit, ils étaient notamment conçus pour pouvoir organiser des fêtes sans réveiller les enfants.