C comme corruption
À chaque décennie son affaire de corruption immobilière. En 1965, le Land raconte la chute en disgrâce de l’ancien ingénieur-directeur de la Ville de Luxembourg, Eugène Clement : « Der Mann vor dem alles zitterte, was von nah oder fern mit dem Bauwesen der Hauptstadt zu tun hatte, der Mann, vor dem Architekten und Notare, Immobilienhändler und Grundstückbesitzer auf den Knien lagen, um seinen sphinxhaft verschlossenen Lippen das ‘Ja’ zu einer Baugenehmigung zu entlocken ». Or, l’intouchable Monsieur Clement se tenait, frêle, devant les juges. Il était tombé sur une affaire de corruption. Déterminé à acquérir des terrains de chasse, il avait mis la pression sur un propriétaire : Si celui-ci ne lui cédait pas les domaines de chasse convoités, et ceci à un prix d’ami, ses parcelles à Dommeldange ne seraient pas reclassées de sitôt et continueraient à moisir « am ënneschten Tirang ». Dans un premier temps, le propriétaire céda au chantage, agrémentant le deal de quelques enveloppes bien fournies (« pour services spéciaux »), avant de finir par tout déballer devant la Police. Clement fut saisi de panique. Afin de le convaincre de rétracter sa déposition, il somma son « complice » à un rendez-vous clandestin dans le parc municipal, « in einem übelriechenden Häuschen, wo sich lichtscheue Elemente zu treffen pflegen, Liebespärchen oder Homosexuelle », comme le relata, un brin sensationnaliste, le Land. En novembre 1965, Clement est condamné pour corruption passive à trois ans de prison.
En 1971, ce fut la commune de Hesperange qui entra dans la ligne de mire des enquêteurs. Louis Feis, un instituteur qui avait pris un congé sans traitement pour se lancer dans l’immobilier, fut condamné à quatre ans de prison pour corruption active. Trois ans auparavant, il avait remis un chèque au bourgmestre socialiste de la commune, qui venait de faire un AVC, dont il gardera les séquelles. Devant les juges, le promoteur évoqua une pratique courante : En tant que patron d’une société de construction, il disposerait d’un budget annuel « um Gefälligkeiten, die der Firma erwiesen werden, zu honorieren. » Puisqu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, le nabab local de l’immobilier créa son propre parti, se fit élire au conseil communal, puis nommer échevin en 1970. « Er brauchte die politische Macht, um die Hindernisse abzubauen, die ihm und seinen kommerziellen Partnern den Weg versperrten », estimait le Land. L’ancien « Dorflehrer » serait devenu « l’homme le plus puissant de la commune », appuyé par des « alteingesessene, zum Teil einflussreiche und begüterte Familien ». Cette success story hesperangeoise, concluait le Land, refléterait « une praxis communale, dont l’orientation, très pragmatique, se situe au bord de la légalité ».
En 1988, Astrid Lulling est condamnée en deuxième instance pour corruption passive. Pendant qu’elle était maire de Schifflange, elle avait siégé clandestinement dans le CA de la firme de construction GTL, qui travaillait entre autres pour le compte de sa commune. Alors que la maire participait régulièrement aux réunions du CA (en tant que « conseillère juridique »), cette double-fonction devait rester clandestine. Astrid Lulling n’apparaissait ainsi pas dans les documents officiels de la firme, et touchait ses tantièmes (et avantages en nature) par voie détournée. Cet arrangement ne ressortit au grand jour qu’après la faillite de GTL en 1981. Le Tribunal condamna la députée Lulling à « une interdiction de remplir des fonctions, emplois ou offices publics pendant une durée de cinq ans ». Mais le CSV protégea la transfuge socialiste en la plaçant sur sa liste aux élections européennes de 1989… and the rest is history.
En juillet 2021, le parquet informa la presse sur une affaire de corruption présumée visant le chef du service technique de l’administration communale de Strassen. Une information judiciaire fut ouverte du chef de corruption et trafic d’influence : « Il est reproché au fonctionnaire en question d’avoir accepté des sommes d’argent illégales dans le contexte de l’attribution de projets de construction communaux. » La PJ travaillerait « très activement » sur le dossier, assure la Justice au Land.
L’énumération peut apparaître anecdotique, mais quelques éléments structurels s’en dégagent : Le déséquilibre entre la faiblesse des appareils administratifs et la puissance des intérêts immobiliers en jeu ; les édiles débordés par la technicité des dossiers se fiant aveuglement à leurs chefs de service ; la prédominance persistante des anciennes familles de propriétaires. Les intérêts immobiliers se jouent au niveau communal : Par leurs décisions, les édiles locaux font et défont d’énormes plus-values. Le risque de corruption est inhérent au système.
Au-delà de ces cas extrêmes, les maires portent personnellement, pour chaque autorisation à construire accordée ou refusée, la responsabilité pénale et civile. Pas d’immunité pour les édiles locaux donc. Si, par malheur, ils se retrouvent pris entre les fronts ennemis d’une guerre de voisinage, le risque de se voir traînés devant la Justice, voire condamnés à une amende et des dommages et intérêts, est réel. Peu importe que l’infraction commise ait été intentionnelle ou non. (C’est ce qui était arrivé en 2018 à l’ancien maire de Contern pour avoir signé une autorisation de construire pour un abri de jardin.) Le président du Syndicat des villes et communes luxembourgeoises (Syvicol), Emile Eicher (CSV) décrit un fardeau lourd à porter : « En tant que politicien local, tu rentres le soir en te demandant : Est-ce que j’ai mis en péril mon capital privé par la décision que je viens de prendre et dont je ne suis pas entièrement sûr ? Surtout dans le logement, on est très souvent confrontés à des situations qui ne sont pas si évidentes… » Afin de « se protéger », il miserait sur la transparence, en soumettant systématiquement chaque dossier immobilier aux membres de la commission des bâtisses communale.
Le Syvicol a engagé une campagne de lobbying pour libérer les maires et échevins du joug de la responsabilité civile et pénale. Cette « pénalisation excessive de la vie publique » expliquerait que « de moins en moins de personnes décident de s’engager politiquement au niveau communal », puisque « la moindre erreur » les exposerait à une sanction. Le Syvicol appelle le gouvernement à s’inspirer de la Belgique : Il y a trois ans, le législateur belge y a rendu les communes pénalement et civilement responsables, érigeant ainsi un paratonnerre au-dessus des têtes des édiles locaux.
C comme clientélisme
Dans le cadre de son projet « Luxembourg in Transition », le ministre de l’Aménagement du territoire, Claude Turmes (Déi Gréng), fait imaginer des fantasmagories urbanistiques par un aréopage d’experts internationaux. Une énorme usine à gaz dont l’output n’engage finalement personne. Une équipe pluridisciplinaire, menée par le professeur en architecture de l’Uni.lu Florian Hertweck, propose ainsi de « transformer fondamentalement » la zone commerciale de Foetz, avec ses hangars de stockage, ses concessionnaires automobiles, ses hypermarchés et ses « zero inhabitants », pour en faire un « mixed urban neighbourhood » de plus de 10 000 habitants. Il suffira de construire des logements sur les 18 hectares de parkings qui encombrent actuellement le site. Au centre de cette ville nouvelle, « the local transition hub » pourvu d’un « coop café-restaurant, serving locally produced foods ». Mais ces visions, en phase avec l’esthétique hipster-bio, restent en apesanteur, détachées des contraintes économiques et politiques.
La réalité locale est plus prosaïque. La croissance des trente dernières années a complètement débordé les 102 communes censées la canaliser sur leurs territoires. Les édiles locaux sont écartelés entre des intérêts divergents : la pression des promoteurs, les stratégies de rétention des propriétaires, les réflexes Nimby des riverains, les impératifs politiques de créer des logements et de protéger la biodiversité. Dès 1965, le Wort avait relevé que l’élaboration des PAG mettait les édiles locaux dans une situation délicate : « Bürgermeister und Gemeinderat […] liegen zwischen dem Hammer des Wählers und dem Amboß der Allgemeininteressen. […] Es ist gefährlich, einem unerfahrenen Kinde eine Handgranate zum Spielen zu geben ». Depuis quelque temps déjà, on mise sur des fusions pour conférer aux petites communes une taille critique, mais ce processus s’avère lent et pénible, et les ministres de l’Intérieur successifs Dan Kersch et Taina Bofferding (LSAP) ne veulent pas forcer la main aux barons locaux.
Le Pacte Logement 2.0 propose aux communes les services d’un « conseiller logement ». Payé aux frais de l’État, il doit guider les maires dans leur traversée des arcanes administratives. Lancée il y a cinq ans par Kersch, l’idée du « remembrement ministériel » fait également son chemin. Il devrait permettre de court-circuiter le pouvoir de blocage que peut actuellement exercer une minorité de propriétaires sur des grands projets de lotissement. Que ce soit l’État qui prenne la responsabilité de ces remembrements arrange finalement les élus locaux : « Le ministre a un peu plus de recul, il est peut-être plus objectif, avec moins de préjugés », dit le président du Syvicol, Emile Eicher (CSV).
Publiée fin novembre, l’étude « Raum+ » a présenté un premier inventaire de décennies de combines et de copinages au niveau local. Cet héritage clientéliste a pris la forme d’un gigantesque réservoir de parcelles constructibles dans les patelins ruraux ; c’est-à-dire dans les communes qui sont censées ne connaître qu’une croissance très limitée, un « développement endogène ». Cumulées, les communes rurales présentent aujourd’hui un potentiel constructible de 1 916 hectares, soit autant que l’agglomération Centre et la région Sud combinées. Les PAG permettent d’y construire des bungalows unifamiliaux surdimensionnés dans des cités-dortoirs loin des transports en commun. À l’heure du dérèglement climatique et de la sixième extinction de masse, l’ancien « rêve luxembourgeois » se transforme en cauchemar.
Durant les années 1960 à 1990, les communes rurales avaient largement ouvert les périmètres, créant des plus-values (théoriques) pour les familles implantées de longue date. Le député-maire de Käerjeng, Michel Wolter (CSV), y voit le reflet du profil sociologique des élus locaux de l’époque : « Qui allait siéger dans les conseils communaux ? Ceux qui avaient des intérêts, qui voulaient voir leurs terrains reclassés ou des chemins vicinaux construits ». Michel Wolter avait été un des rares maires à oser sortir des parcelles du périmètre, les dégradant ainsi en stranded assets. Les courriers d’avocats ne se sont pas fait attendre, les procès ont suivi. (La commune en a déjà perdu un en première instance.) Wolter plaide pour la création d’un fonds couvrant de telles condamnations à des dommages et intérêts, « une réassurance étatique » couvrant l’assainissement du périmètre. Ce ne serait pas aux communes de porter le risque « fir geklaakt ze ginn ».
« La croissance n’est pas gratuite », aime à rappeler Emile Eicher. Les maires sont hantés par la peur du trafic, la peur de devoir bâtir des stations d’épuration, des crèches, maisons-relais et écoles, la peur enfin que les finances communales n’y suffisent pas. Eicher dit constater une détérioration du sens communautaire : « Les gens deviennent de plus en plus agressifs, cela me donne à penser. Ils sont très vite remontés lorsqu’ils n’obtiennent pas ce qu’ils veulent. C’est ma maison, ma rue, mon enfant ; ce n’est plus notre commune. » Un livre récemment édité par la commune de Leudelange (Paysages préurbains) présente le substrat de cette attitude Nimby, particulièrement développée dans les riches localités du Speckgürtel. L’auteur, le professeur retraité Ed Maroldt, voit son « village chéri » menacé de toutes parts : par « la croissance ininterrompue », par les architectes et leurs « constructions lisses, aplaties, insipides », par les promoteurs prêts à « tailler les terres vierges entre Gasperich et Leudelange en parcelles homogénéisées toujours plus contrôlables, voire capitalisables », par les « néo-ruraux » enfin, qui resteraient « souvent attachés aux modes et aux codes de leur ancienne vie urbaine ». Dans cette vision nostalgique et imbibée de Kulturpessimismus, le tram rapide se métamorphose en « dragon glissant sur rail [cachant] dans son ventre les bâtisseurs de paysages futurs ».
Les élus locaux représentent ceux qui habitent d’ores et déjà la commune, pas ceux qui s’y installeront un jour. (C’est la limite inhérente à toute participation citoyenne.) Le conseil échevinal de Helperknapp (canton de Mersch) a ainsi décidé de privatiser les terrains communaux (des commons datant d’avant l’introduction du cadastre), et de les distribuer parmi les électeurs. La commune met en vente 55 terrains en nue-propriété et à prix avantageux. Alors que l’État prêche la nécessité d’étendre le parc immobilier public, à Helperknapp, les acquéreurs pourront vendre maisons et terrains au bout de dix ans, et encaisser intégralement les plus-values. Les critères de sélection font la part belle aux autochtones : les candidats habitant la commune depuis plus de quinze ans récoltent douze points, tandis que ceux qui y travaillent ne peuvent prétendre qu’à cinq points. Même un lien de parenté (« jusqu’au deuxième degré ») avec un Helperknäpper donne droit à deux points. Peu de chances pour les Bäigepraffte.