Antoine Paccoud fait une nouvelle radiographie des propriétaires fonciers.
L’image se précise et fait apparaître le poids des nababs de l’immobilier

Rayons X

d'Lëtzebuerger Land du 03.12.2021

Promoteurs, urbanistes, hauts-fonctionnaires : le gratin de l’immobilier s’était déplacé ce lundi à Belval pour écouter Antoine Paccoud présenter la « note 29 », dans laquelle il tente de préciser sa « typologie » des propriétaires fonciers. Le géographe et coordinateur de l’Observatoire de l’habitat est devenu une figure du débat politique, un intellectuel dans un pays qui en compte peu. Il a débarqué il y a six ans au Liser depuis Londres, où il avait étudié puis enseigné à la LSE. C’est la première fois que ce Franco-Luxembourgeois, né en 1984, vit de manière permanente au Grand-Duché. Son enfance et sa jeunesse, il les a passées à Bruxelles, Strasbourg et surtout à Washington, suivant les nominations de sa mère, l’ambassadrice luxembourgeoise Arlette Conzemius. Paccoud ne s’imaginait pas un jour être invité aux matinales radio. Mais il admet vouloir « faire bouger un petit peu les lignes dans le monde réel » : « Si en tant que chercheur tout ce qu’on fait, c’est publier des articles qui sont lus par cinquante collègues éparpillés aux quatre coins du monde, je me demande parfois à quoi ça sert... »

Publiée en 2016, la « note 23 » avait changé les termes du débat en identifiant « un petit nombre de personnes physiques qui ont des possessions foncières de très haute valeur ». L’étude des données cadastrales avait démasqué les dynasties latifundiaires se cachant derrière l’image de la « Bomi qui garde quelques terrains pour ses petits-enfants ». La « note 29 » en est un update, moins spectaculaire mais plus précis. À la surface, la concentration connaît une « grande stabilité ». Or, un mouvement tectonique s’est opéré ces cinq dernières années. Les promoteurs ont réussi à massivement accumuler du foncier à vocation résidentielle (plus 300 hectares supplémentaires). Ils détiennent désormais vingt pour cent des terrains constructibles, contre 14,9 pour cent en 2016. Les acteurs publics n’ont pas réussi à suivre le rythme de cette shopping spree. Pris ensemble, les communes, l’État et les divers fonds parapublics (SNHBM, Fonds du logement, Agora) n’ont étendu leurs terrains « que » de 164 hectares.

La « note 29 » mentionne cette reconfiguration sans en élucider les mécanismes : « Deux choses peuvent expliquer ce phénomène : des transferts de terrains de personnes physiques à des sociétés privées (et à des propriétaires publics et parapublics), et/ou le fait que le reclassement de terrains […] ont relativement moins touché les terrains détenus par les personnes physiques. » Les transferts de terrains ont probablement été accélérés par la disparition annoncée du quart-taux en 2019, qui réduisait de moitié l’imposition des plus-values. Ils auront fondé, quasiment ex-nihilo, des dizaines de nouvelles dynasties de rentiers.

S’il y a une chose dont les promoteurs luxembourgeois n’aiment pas parler, c’est de leurs réserves foncières. Or, pour la première fois, les chercheurs du Liser ont eu accès aux noms des sociétés qui détiennent des terrains constructibles. (« Le nom d’une personne morale ne tombe pas sous l’application du RGPD », lit-on dans une note de bas de page.) Le diagnostic n’a finalement rien d’étonnant : À eux seuls, les dix principaux promoteurs détiennent 328 hectares de terrains constructibles. Une concentration « extrême » qui n’a fait que se renforcer : Au cours des cinq dernières années, ce « top 10 » aurait ainsi réussi à quasiment doubler sa surface foncière. Les plus-values ne se calculent pas en hectares mais en mètres carrés constructibles ; et les promoteurs détiennent les morceaux nobles du marché. Soixante pour cent de leurs terrains sont situés dans les agglomérations, contre seulement 33 pour cent pour ceux des particuliers.

Les promoteurs autochtones adorent vilipender leurs concurrents belges. Bourrés de liquidités, ceux-ci auraient fait exploser le marché du foncier. Mais les établis n’ont été que trop heureux d’aligner leurs prix de vente sur ceux des nouveaux-entrants qui ont dû s’approvisionner en terrains à prix d’or. (Rien qu’entre 2019 et 2020, le prix du foncier a augmenté de 16,9 pour cent ; dans la Ville de Luxembourg, 42 pour cent du prix de l’immobilier s’explique désormais par le seul facteur foncier.) Alors que leurs terrains ont souvent été assemblés par les pères voire grands-pères, les marges de profit des professionnels établis ont atteint des niveaux obscènes. Entre 2018 et 2019, le secteur de la promotion immobilière a vu ses bénéfices bruts d’exploitation passer de 298 à 470 millions d’euros, d’après le Statec.

La « note 29 » rappelle que les acteurs locaux (souvent multigénérationnels) continuent à dominer le marché. Ils détiennent 73,3 pour cent de l’ensemble des terrains détenus par des sociétés. Alors que ces acteurs sont connus du public, le rapport tait pudiquement leur nom. Antoine Paccoud dit avoir voulu éviter « une personnalisation du débat » qui n’aurait « pas fait avancer les choses » : « J’avais peur que si je mettais les noms des promoteurs avec le nombre d’hectares qu’ils détiennent, tout le monde se serait focalisé là-dessus, plutôt que sur l’élément structurel : à savoir qu’un petit groupe de personnes physiques et morales contrôlent plus ou moins le foncier ». Or, en absence de ces détails, la note 29 est resté un pétard mouillé.

Le ministre vert Henri Kox cherche désespérément à « rattraper le retard qui s’est accumulé sur les dernières décennies » sans avoir les moyens de ses ambitions. Alors que la fiscalité s’élabore aux Finances et que les PAG sont avisés à l’Intérieur, le ministre du Logement doit miser sur le « soft power ». Il laisse donc la main libre à l’Observatoire de l’habitat pour mener ses recherches, et explorer les questions qui fâchent. Antoine Paccoud évoque « un cadre de travail très collaboratif ». L’Observatoire devrait prochainement être doté d’une base légale, dit-il, une manière d’en assurer « une certaine indépendance », notamment en cas de changement d’équipe ministérielle.

Le géographe dit avoir été « surpris » par les réactions « épidermiques » qu’ont provoquées certaines de ses recherches. « Quand on s’intéresse à différents types d’acteurs et à la répartition des richesses, c’est presque considéré comme du bolchévisme. Peut-être parce qu’il s’agit d’un secteur qui n’a jusqu’ici jamais été exploré avec les yeux d’un chercheur. Dans les pays voisins, des départements entiers étudient la production de logements, les acteurs et leurs stratégies. Je pense que le malaise vient du fait qu’on s’intéresse à eux, qu’on ne les laisse pas continuer à faire leur business dans l’ombre. C’est inconfortable d’être observé, finalement. »

Les notes 23 et 29 sont basées sur les données cadastrales qui ont permis à Paccoud et à son équipe d’appréhender la question foncière avec une minutie empirique. Co-écrit avec trois collègues géographes, son étude sur les stratégies des propriétaires et des promoteurs a tenté de donner une interprétation à ces chiffres. Publié cet été dans une revue spécialisée, l’article formule une hypothèse : Certains grands propriétaires et promoteurs suivraient une politique du « land hoarding » et du « land banking ».

Cette hypothèse de la rétention a valu à Paccoud un feu nourri de critiques. Le directeur de la Fedil, René Winkin, n’a pas hésité à qualifier l’article de « simpliste, contradictoire et incomplète » sur RTL-Radio, alors qu’il était assis en face de la directrice du Liser. Marc Giorgetti, qui s’est découvert sur le tard une vocation pour la scène médiatique, a pris le relais. Même s’il admettait ne pas connaître l’article « dans le détail », il ne cachait pas son dédain sur Radio 100,7 : « Je ne peux pas du tout suivre ce que le Liser débite ». Le promoteur assurait ne pas « jouer avec les terrains » : « Dès que nous avons une autorisation, on commence à construire. 100 000 pour cent de ce que nous avons est actuellement dans les procédures. Il faut que ça tourne, que ça avance… On ne vas pas traîner des pieds. » (Une telle mobilisation totale d’un patrimoine foncier accumulé sur trois générations semble pourtant une stratégie peu rationnelle.)

Présentée également ce lundi, une nouvelle étude qualitative vient raviver le débat. Le bureau d’études germano-suisse ProRaum Consult et le Liser ont accueilli une à une 89 communes pour passer en revue un total de 13 685 terrains constructibles. L’exercice aura duré deux ans, durant lesquels les maires ou échevins, flanqués de leurs secrétaires et techniciens, ont planché sur le parcellaire foncier. L’hypothèse de la rétention se confirme sans appel pour les propriétaires particuliers. Les responsables communaux estiment que pour les trois-quarts de leurs terrains, les familles afficheraient « eine ablehnende Haltung » [une attitude négative] par rapport une viabilisation. Objectivement, cette attitude fait sens. D’abord, pourquoi vendre un actif dont la valeur s’accroît de plus seize pour cent en une année ? Ensuite, lancer soi-même les procédures voilà un énorme (et onéreux) casse-tête administratif, architectural et logistique. Enfin, si les familles de propriétaires hésitent à vendre aux promoteurs, dont ils se méfient, ils refusent souvent de vendre à l’État, cet ennemi immémorial des paysans.

L’image qu’ont les maires des promoteurs est radicalement différente. Selon leur estimation, les professionnels de l’immobilier seraient intéressés à développer 89 pour cent de leurs terrains. Cette appréciation se base sur des critères assez flous, notamment si le propriétaire a déjà « pris contact » avec l’administration communale au sujet de ses parcelles. Mais elle se confirme quand on demande aux communes quels terrains pourraient être viabilisées dans les cinq prochaines années. Alors que seulement treize pour cent des terrains des particuliers seraient « baureif », le taux monte à 68,5 pour les acteurs de l’immobilier.

Ces estimations n’invalident-elles pas l’hypothèse de la rétention, avancée par Paccoud ? Le géographe demande à voir : « C’est prospectif plutôt que rétrospectif. Mais c’est quand même assez intéressant : Il ne semble pas y avoir tellement de difficultés administratives pour développer ces terrains, puisque, pour une grande partie, une mobilisation est envisageable à court terme. Voyons voir si ces terrains seront mis en construction d’ici à cinq ans... » L’Observatoire ose un calcul hasardeux : D’ici 2026, les vingt principaux promoteurs pourraient potentiellement mettre en construction 8 139 logements.

Ces projections sont évidemment d’une formidable abstraction. Encore faudra-t-il trouver la main d’œuvre qui érigera ces milliers de bâtiments. Or, où loger les constructeurs de logements ? Le modèle luxembourgeois s’effondre sous le poids de ces propres contradictions. On ne peut parler de l’imbroglio immobilier sans évoquer la responsabilité des communes. Les plaintes provenant des secteurs de la construction et de la promotion sont quasiment unanimes, et impossibles à ignorer : les mairies seraient sous l’emprise des sirènes du Nimby, leurs services totalement débordés par la croissance démographique. Or, l’autonomie communale reste un fétiche de la politique luxembourgeoise, protégé à la Chambre par une flopée de députés-maires. Un peu de centralisme jacobin ne ferait peut-être pas de mal.

Dans leur article, les géographes de l’Uni.lu et du Liser soupçonnaient certains décideurs communaux de très bien s’arranger avec la hausse des prix immobiliers : « They may welcome the social upscaling this brings ». La nouvelle étude « Raum+ » touche à un autre tabou. Le papier révèle l’héritage qu’ont généré des décennies de combines et de copinages. Cette Altlast clientéliste prend la forme d’un gigantesque réservoir constructible dans les patelins ruraux ; c’est-à-dire dans les régions mêmes qui ne sont censés croître que de manière modérée. Ces communes « à développement endogène » présentent un potentiel constructible de 1 916 hectares, soit autant que l’agglomération Centre et la région Sud combinées. Durant les années 1970 à 1990, de nombreux maires ruraux avaient largement ouvert les périmètres, créant des plus-values (potentielles) pour les familles implantées de longue date.

À la présentation officielle, Hany Elgendy, un des auteurs de l’étude « Raum+ », le formulait de manière diplomatique : « Die räumliche Verteilung ist etwas suboptimal ». De nouveau, la transparence bute sur des limites : « Nous ne pouvons parler des communes individuelles ; c’est l’accord qu’on a conclu avec elles », expliquait Elgendy. Pour l’aménagement du territoire, cette gigantesque réserve mal située constitue une bombe à retardement. Les PAG permettent d’y construire des maisons unifamiliales surdimensionnées dans des cités-dortoirs, c’est-à-dire de réaliser rêve luxembourgeois (version « hab-1 »), et ceci sur 1 453 hectares.

Si les propriétaires fonciers décidaient un jour à viabiliser ces surfaces, la crise du logement se trouverait peut-être apaisée, mais le prix à payer en termes de scellement des sols, de trafic automobile et de mitage du territoire serait énorme. Le ministère de l’Aménagement du territoire a voulu motiver les maires à reclasser ces terrains en zone d’aménagement différé (ZAD), de sorte qu’ils restent dans le périmètre sans pour autant être viabilisés à court terme. Avec un succès relatif : moins d’un quart des terrains constructibles se trouvent actuellement en ZAD. Frank Goeders, le Monsieur PAG au ministère de l’Intérieur, se montrait défaitiste cet été face au Land : « On ne classerait plus ces terrains aujourd’hui, mais cela a été fait dans le passé. Ce n’est pas comme si on pouvait redémarrer à zéro… » C’est qu’un reclassement en zone verte est quasiment synonyme d’expropriation, et expose les communes au risque de procès. Du coup, très peu de communes ont osé transformer ces actifs fonciers en « stranded assets ».

Bernard Thomas
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