Après une magnifique parenthèse dans le monde de la musique avec son album Nick Cave – Mercy on me, l’auteur allemand Reinhard Kleist (Berlinoir, Les Rats dans les murs et autres nouvelles d’après H.P. Lovecraft, Johnny Cash, Castro…), replonge dans l’univers moite et interlope de la boxe qu’il avait déjà illustré dans Le Boxeur en 2013. Après l’incroyable biographie de Hertzko Haft, juif polonais survivant d’Auschwitz devenu boxeur aux États-Unis après la guerre, le lauréat du Prix Max et Moritz du meilleur auteur germanophone de BD 2018, propose à ses lecteurs la biographie tout aussi incroyable d’Emile Griffith.
Né en 1938 sur l’île de Saint-Thomas dans les Îles Vierges américaines, Griffith deviendra champion du monde des poids welters en 1961, puis des poids moyens en 1966. En tout il aura participé à 112 combats, en aura remporté 85, dont 23 par KO. Mais si son nom reste célèbre parmi les amateurs de boxe, c’est surtout pour son combat du 24 mars 1962, le troisième contre le cubain Benny Paret pour la ceinture de champion du monde welters qui verra l’adversaire de Griffith finir dans le coma sur le ring puis mourir dix jours plus tard. Une mort qui hantera le natif de Saint-Thomas jusqu’à sa mort en 2013, à l’âge de 75 ans.
C’est d’ailleurs au crépuscule de sa vie que le lecteur va faire sa connaissance. Un soir, dans une de ces contrallées lugubres qui existent dans les grandes villes américaines. L’homme est bien éméché, il a du mal à descendre les quelques marches de la sortie de secours du club où il a fait la fête. Dans la pénombre trois hommes armés d’une batte de baseball. « On va se le faire », disent-ils avant de l’apostropher : « sale tantouze », « sale nègre » et de le passer à tabac.
À son réveil, dans la même ruelle glauque, un homme encapuché vient à son secours. « Allez, relève-toi (…) tu ne peux pas rester ici », lui dit-il. On ne voit que son nez et sa bouche, mais rapidement on devine qu’il porte des gants de boxe. La discussion entre les deux s’engage, même si le mystérieux personnage semble bien connaître l’homme à terre. « Je me suis toujours demandé ce qui a pu t’amener à la boxe », lui lance-t-il. « Oh, ce n’était pas mon idée », lui répond l’homme au visage tuméfié.
Et c’est parti pour un premier flash-back. Emile Griffith est alors un jeune magasinier chez un chapelier, Howard Albert. C’est lui qui l’amènera au « Boxing Gym ». Griffith, lui, voulait juste confectionner des chapeaux pour dames, voire jouer un peu au ping-pong, mais voilà le jeune est doué sur le ring, il gagne facilement ses premiers combats, ce qui lui ouvrira la voie vers le premier de ses titres.
Mais tout cela n’aurait été qu’une success-story sans grand intérêt narratif, sans la vie du champion hors du ring. Sa relation avec son père absent, avec sa mère ultra-présente, sa passion pour les chapeaux, son envie de pousser la chansonnette et puis et surtout avec ces hommes qui lui feront découvrir toutes les boîtes gay des alentours.
Dans le milieu ultra-agressif et viril de la boxe de l’époque, un champion homosexuel, ça passe mal. Enfin, à peine plus que dans l’ensemble de la société américaine de ce début des années 60. « Fais gaffe que les flics ne t’attrapent pas », lui lance un habitué d’un local gay en pleine fuite lors d’une descente de police. « Noir et homo ? Ils vont te faire morfler ! », ajoute-il.
Aller-retours chronologiques, récits sur et hors ring, l’auteur propose un va-et-vient constant et réussi. Il tricote page après page un récit honnête et pertinent sur une vie exceptionnelle, tout en s’offrant toutes les largesses pour le raconter. En résumé, l’histoire est vraie, mais sa version largement fantasmée. Au point qu’un lecteur non-averti, pourrait croire que tout ceci n’est qu’une fiction. Mais l’ensemble garde les pieds bien sur terre et s’achève avec une postface de Tatjana Eggeling, ethnographe spécialisée dans les comportements vis-à-vis de l’homosexualité et l’homophobie dans le sport, qui rend hommage aux différents champions du ring d’hier et d’aujourd’hui qui ont fait leur coming-out. Histoire de mettre définitivement KO les préjugés
Une narration rythmée et portée par un graphisme noir et blanc au trait aussi sûr qu’expressif. Un graphisme osé aussi, avec ces décors tantôt ultra-réalistes, tantôt totalement absents, ces silhouettes parfois évanescentes, parfois représentées dans les moindres détails et puis ces instants de boxe représentés avec une telle minutie, qu’on parvient presque à ressentir chacun des coups ; donnés comme reçus.