Avril 1945. La Seconde Guerre mondiale touche à sa fin. Berlin, capitale du Troisième Reich, est un champ de ruines défendu par des enfants et des seniors, pendant que femmes, infirmes et vieillards se terrent dans les caves humides et obscures en attendant l’inévitable arrivée de l’armée rouge. Les surhommes, tant vantés par Hitler, sont devenus des « rats humains ».
C’est dans une de ces caves que tente de survivre, Ingrid, jeune femme bonde de 28 ans. Nazie ? Pas vraiment. Si elle reconnait qu’elle adorait « les défilés, les retraites aux flambeaux, les grandes messes nazies », mais elle était trop jeune en 1933 pour voter et elle n’a jamais adhéré le parti. Rien d’incompatible. Pas plus que le fait de d’épouser Werner, qu’elle trouvait tellement « beau dans son uniforme SS », tout en travaillant pour la Croix-Rouge.
Il n’y a que la faim, la soif et, de temps en temps, l’enterrement d’un voisin qui oblige Ingrid et les autres survivants de la cave à délaisser leur obscurité protectrice. Le 26 avril, les Russes, tant espérés, car synonymes de fin du conflit et de nouvelles rations alimentaires, et à la fois tant craints sont là. « On dit qu’ils ne connaissent aucune pitié, peut-on lire, qu’ils abattent les prisonniers et les vieillards. Qu’ils mangent les enfants. Quant aux femmes des peuples vaincus… nous savons toutes ce qui nous attend. » Les semaines qui suivront leur donneront malheureusement raison.
Il n’y a pourtant pas que des hommes dans cette Armée rouge qui prend possession de Berlin. Quelques femmes font partie des contingents. Parmi elles, Evgeniya, 19 ans, lieutenant à la 3e armée de Berlin, et surtout officier du NKVD, la police politique soviétique. Mais pour elles non plus, le drapeau rouge qui flotte sur le Reichstag, n’est synonyme de sécurité. Le camarade Kriguine – qui porte huit montres à son bras – ne tardera pas à le rappeler à la jeune ingénue : « Levinsky… tu devrais aller planquer tes fesses ailleurs (…) Je ne suis pas sûr qu’un soldat bourré distingue encore ton insigne du NKVD dans la pénombre ».
Voilà la vérité de toute guerre ! Des hommes devenus chair à canon et des femmes devenues chair à soldat. Une réalité qui demeure bien longtemps, pour elles, même une fois que les armes se sont tues.
Le hasard fera rencontrer Ingrid et Evgeniya. Il les fera partager la même chambre et le même lit, dans l’appartement des Denscher. La présence Evgeniya, ou plutôt son insigne du NKVD, fera fuir les nombreux soldats qui y avaient pris leurs aises. Ceci ravira Ingrid, qui peut enfin « dormir » sans un homme qu’elle n’a pas choisi, à ses côtés, mais fera enrager la propriétaire des lieux, car les mâles, au moins, arrivaient les bras chargés de victuailles ! « Il faudra y mettre un peu du vôtre en attirer un !» osera-t-elle balancer à sa cadette.
Nicolas Juncker, raconte à travers ces deux femmes et leurs pensées – qu’elles retranscrivent chacune dans un journal intime –, la réalité de cet immédiat après-guerre. « Si l’histoire que vous allez lire (la rencontre de leurs auteurs) est une fiction, (…) ces deux femmes qui m’ont servi de modèles, faites de chair et d’os, ont réellement vécu » prévient l’auteur dans la préface. On leur doit Une femme à Berlin : Journal 20 avril-22 juin 1945 et Carnets de l’interprète de guerre. Des lectures qui inspireront l’auteur de Malet, Immergés et La Vierge et la Putain.
Dans cette BD de 200 pages, l’auteur parvient à toucher une liste interminable de sujets inhérents à cette bataille de Berlin : de la situation des juifs dans les camps, la haine entre les deux camps, les exactions, les vols, la propagande, la revanche des Russes sur la défaite de 41, le stalinisme, le traitement réservé par les Russes à leurs soldats devenus prisonniers… et, bien sûr, les viols. L’album est dense, intense, dur. Les propos des personnages souvent choquants pour le lecteur d’aujourd’hui. Mais tout ceci retranscrit à merveille ce moment clé de l’histoire européenne.
Et pour porter le récit, l’auteur propose une mise en page dynamique, changeante, qui délaisse parfois le dessin pour plonger le lecteur dans les écrits des journaux intimes des personnages. C’est fort. Aussi fort que ce dessin presque exclusivement en noir et blanc, avec juste quelques touches de couleur quand cela se révèle nécessaire. Un travail réalisé au crayon et à l’aquarelle, sans encrage, sur un fond renforcé au fusain et sur un papier volontairement granuleux qui donne de la matière au dessin.
Un album magnifique auquel le Centre belge de la bande dessinée devait rendre hommage en ce moment à travers une grande exposition temporaire dans ses locaux bruxellois. Exposition remise pour cause de coronavirus.