L’élection du nouveau patriarche serbe rappelle les liens entre religion et politique dans ce pays candidat à l’Union européenne

Mélange des genres

d'Lëtzebuerger Land vom 26.02.2021

Les cloches de la cathédrale du Saint-Archange Michel de Belgrade ont sonné à 11 heures 25 ce vendredi 19 février. Le 46e chef de l’Église orthodoxe serbe, Sa Sainteté Porphyre, a revêtu le couvre-chef traditionnel, un klobouk blanc. Il a ainsi été intronisé patriarche serbe, archevêque de Pec et métropolite de Belgrade et de Karlovci. Comme attendu, il s’agit d’un favori de l’homme fort de Belgrade, le président Aleksandar Vučić. Au vu de la puissance de l’Église et de l’étendue de son influence auprès de la population serbe, il était pour lui crucial que le nouveau chef soit un proche, susceptible de s’aligner sur ses positions. Aussi a-t-il personnellement fait campagne en rendant visite à de nombreux évêques, se servant des médias au service du régime, tandis que dans les tabloïds, également à la baguette, des aboyeurs comme Vojislav Šešelj, l’ultranationaliste chef du Parti radical (SRS), par ailleurs condamné pour crimes de guerre, était chargé de fustiger les « traîtres ». Une de leurs cibles favorites a été l’évêque de Düsseldorf et de toute l’Allemagne, Grigorije Durić, la figure la plus libérale de l’Église, ouvertement critique du régime autoritaire en place, très engagé dans le dialogue œcuménique. Ce dernier recueille les faveurs de l’intelligentsia serbe, bien au-delà des rangs des croyants. « Si tous les patriarches serbes ont été nommés avec la bénédiction de l’État, jamais le pouvoir politique ne s’est permis de s’immiscer à ce point dans les affaires de l’Église », estime Rodoljub Kubat, professeur titulaire de la chaire d’études de l’Ancien Testament, récemment mis à la porte de la Faculté de théologie de Belgrade pour avoir demandé que la justice statue sur des accusations d’abus sexuels portées contre l’un de ses collègues.

En accord avec la Constitution de l’Église orthodoxe serbe, les 43 évêques devaient voter jusqu’à ce que trois d’entre eux recueillent la moitié des voix plus une. Les enveloppes contenant les noms des trois finalistes devaient ensuite être placées dans la Bible et un moine, en l’occurrence Matej, du monastère de Sisojevac, devait tirer au sort, guidé, dit-on, par le Saint-Esprit. Officiellement, Porphyre est arrivé en tête avec 31 voix, devant son mentor Irinée Bulović, évêque de Bačka, qui a obtenu trente voix, et l’évêque de Banja Luka, Jefrem, qui a obtenu 24 voix. Les candidats de l’« opposition », l’évêque de Budva et Nikšić, Joanikije, et le métropolite de toute l’Allemagne Grigorije, ont obtenu 17 voix chacun. L’évêque Maxim qui leur est proche, était hospitalisé, infecté par le Covid 19.

Passé sulfureux

« Les dés étaient jetés d’avance. Le scénario avait été pensé jusqu’au moindre détail », affirme un membre de l’Église qui souhaite garder l’anonymat. « Le pouvoir s’est assuré que les trois candidats soient proches du régime, sachant que le plus acceptable est bien Porphyre. Les voix de certains évêques neutres ou indécis ont été achetées, et on en a fait chanter d’autres qui sont compromis », affirme la même source. C’est ainsi le courant du puissant Irinée Bulovic qui a gagné, le père spirituel de Porphyre, connu pour ses positions rétrogrades sur de nombreux sujets et des soupçons de malversations financières qui pèsent sur lui ainsi que sur ses proches. Certains d’entre eux sont aussi accusés d’attouchements sexuels. Ces figures controversées avaient du reste été écartées de l’Église ou du moins marginalisées par feu le patriarche Irinej.

Le nouveau Patriarche a vu le jour à Bečej, en Voïvodine, le 22 juillet 1961, sous le prénom de Prvoslav. Il va à l’école primaire à Čurug, puis fait des études secondaires à Novi Sad, avant d’être tonsuré moine en 1985, au monastère de Vosiki Decani, au Kosovo, par … Irinée Bulovic. Diplômé de la Faculté de théologie orthodoxe de Belgrade en 1986, il a suivi des études de troisième cycle à Athènes, puis sur la bénédiction d’Irinée, il rejoint en 1990 le monastère des Saints Archanges à Kovilj, près de Novi Sad, dont il est devenu l’abbé. De nombreux jeunes moines et novices sont venus au monastère à sa suite. Ce sont les années où le monastère de Kovilj est devenu un centre spirituel pour de nombreux jeunes déstabilisés notamment par la guerre et ses ravages : intellectuels, artistes, acteurs populaires et musiciens de rock, en particulier de Novi Sad et de Belgrade. Il s’est alors particulièrement engagé dans les soins des toxicomanes, et des victimes des sectes. Son ascension sera exponentielle à partir de 2010. D’aucun diraient en parallèle avec celle de Vučić, dont la mère est née dans la même petite ville de Bečej. En 2014, il obtient le trône de métropolite de Zagreb et Ljubljana, encore une fois avec le soutien d’Irinée Bulović. Excellent communicant, il saura y obtenir de très bons résultats et gagner le cœur des croates, pourtant à majorité catholiques. « Mon souhait est de construire des ponts entre les hommes », répétait-il. D’ailleurs, il est considéré comme à priori très favorable à la poursuite du rapprochement de l’Église serbe orthodoxe avec le Vatican. « Il est plus que probable que le nouveau Patriarche sera l’hôte du Pape François à Belgrade si ce dernier continue à agir de la même manière que jusqu’à présent, notamment en rendant hommage aux victimes serbes du génocide perpétré par les oustachis de l’État indépendant croate », estime Zoran Jovanović, professeur d’histoire de l’Église catholique à Belgrade.

L’épineuse question du Kosovo

L’enjeu le plus important est cependant la question du Kosovo. Pour le sommet du pouvoir à Belgrade, il est important que l’Église fasse preuve de « flexibilité », alors que les puissances occidentales pressent la résolution du problème. Or, le président Vučić, en accord avec l’ancien président du Kosovo Hashim Thaçi, aujourd’hui accusé par le tribunal de la Haye de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, et soutenu par l’ancien président américain Trump, mais aussi par Paris, s’est dit favorable à un partage territorial et un échange de territoires. Une idée contre laquelle le Saint-Synode a voté en 2018, estimant que cela mettrait en danger la population serbe et la préservation du patrimoine orthodoxe. Le nouveau Patriarche Porphyre est considéré comme flexible sur le dossier. Ayant conscience que la question est posée, il n’a pas manqué de se prononcer lors de son intronisation. « Le Kosovo est notre serment, c’est notre mythe, notre cordon ombilical avec le berceau spirituel et culturel, l’essence de notre identité », a-t-il déclaré. Mais personne n’a pu y voir un positionnement clair par rapport à la déclaration d’indépendance du Kosovo, ni à propos de l’idée d’un échange territorial… « Il n’y a aucun doute qu’il est question d’un homme qui sera un bon partenaire du pouvoir, quelle que soit la stratégie pour laquelle le président Vučić optera », estime Slobodan Sandzakov, sociologue des religions.

Une autre problématique que l’Église orthodoxe serbe devra gérer est celle du positionnement par rapport à l’Église autocéphale d’Ukraine et le soutien que lui a apporté le patriarcat œcuménique de Constantinople. Si elle est plutôt alignée sur les positions de Moscou, qui s’oppose à l’Ukraine, elle a su conserver jusqu’à ce jour un certain point d’équilibre. Saura-t-elle le maintenir, sachant que c’est dans l’intérêt du président Vučić, qui n’hésite pas à promettre la marche vers l’UE, tout en entretenant des relations étroites avec avec la Russie et la Chine ?  Certaines des chancelleries occidentales qui se réjouissent de l’élection du Patriarche veulent y croire, sachant que Porphyre a fait de hautes études en Grèce et est, pour cette raison, plutôt favorable à une distance cordiale par rapport à Moscou. Mais ce n’est pas forcément du goût de son mentor. On en conclut que la question est de savoir si le Patriarche (ou le disciple) Porphyre saura prendre ses distances par rapport au « père » Irinée. Saura-t-il faire oublier aux croyants qui n’ont pas apprécié sa défense du « père » lorsque celui-ci a fustigé « la fausse élite culturelle et intellectuelle », opposée aux « vrais intellectuels orthodoxes », dans l’homélie qu’il a prononcé aux obsèques du patriarche Irinée en novembre dernier. Pourra-t-il œuvrer à la réconciliation des courants ? Pour les évêques considérés comme « l’opposition », il est essentiel que les institutions de l’Église soient à nouveau respectées et que celle-ci ne prenne pas ses ordres de manière aussi directe du sommet du pouvoir. Il y aura vite des indications sur la manière dont le fin Porphyre compte mener sa mission. Il a d’ores et déjà indiqué qu’il « n’allait pas s’égarer sur les chemins des querelles politiciennes », mais qu’au contraire il s’engagera à « suivre la mission spirituelle de réunir et unifier, d’être au service de l’unité et de la paix ». Un vœu sincère ou les préparatifs pour embrasser afin de mieux étouffer ? On aura une partie de la réponse lors de la prochaine réunion du Saint-Synode, prévue en mai prochain. Le président Vučić se fera-t-il inv iter, comme en 2019, lorsqu’il s’est adressé aux prélats comme un maître d’école, grondant les évêques qui s’opposaient à sa politique ?

Milica Čubrilo Filipović
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