Regard à l’Est dans un pays candidat à l’Union européenne. La Serbie tarde à nettoyer son passé industriel. Et quand elle le fait, elle exporte ses déchets en UE

Waste mismanagement

Viskoza, Loznica (à la frontière bosnienne), un site industriel inondé à deux reprises
Foto: Marija Jankovic
d'Lëtzebuerger Land vom 29.10.2021

« J’ai peur qu’un petit Beyrouth ne survienne ici », souffle Dejan Zlatkovic, accoudé à la buvette de l’emblématique Tour des crânes, érigée par les Ottomans pour punir un soulèvement serbe à Niš, la grande ville du sud de la Serbie. Le quinquagénaire habite le quartier de Trošarina, tout proche de la friche d’Elektronska Industrija (EI), ancien fleuron yougoslave de l’électronique. « Ici, presque toute l’activité industrielle s’est arrêtée en 2000, après les bombardements de l’Otan et la chute de Milosevic », raconte Radisa Spasic, qui y travaillait comme ingénieur. « Beaucoup de produits chimiques étaient utilisés dans les différentes chaînes de fabrication. Le liquidateur avait l’obligation légale de nettoyer les 66 hectares du site, mais rien n’a été fait ». Deux décennies plus tard, l’immense terrain abandonné, ouvert aux quatre vents, reste truffé de ces produits dangereux. « Ici, il y a au moins seize bassins toujours remplis d’eaux usées, qui contiennent différentes substances cancérigènes », précise Radisa Spasic, en montrant un immense bloc de béton à moitié fissuré. Un peu plus loin, un entrepôt délabré, au toit éventré, dont le plancher est jonché de fûts métalliques rouillés. Dessus, on lit encore les mentions « poison » ou « gaz inflammable », accolées à leurs inquiétants pictogrammes – tête de mort et incendie – en voie d’effacement.

L’ancien ingénieur ne décolère pas contre l’inaction des autorités. En 2018, un rapport de l’agence serbe pour la protection de l’environnement (Sepa) a pourtant pointé les risques environnementaux : « La probabilité d’une contamination des eaux souterraines et des sols est forte. » Mais depuis, seule une étude de faisabilité a été annoncée par la municipalité de Niš, l’été dernier. De tels sites, il y en a des centaines en Serbie. En 2018, la Sepa a mené une vaste étude dans tout le pays. Intitulée Vers la décontamination des sols, elle est soutenue par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et le Global Environment Fund (GEF). Le constat est sans appel : plus de 700 sites sont potentiellement contaminés dans le pays et « des recherches approfondies » doivent être menées dans les deux tiers d’entre eux (478). Sur les 32 sites industriels identifiés comme prioritaires, seuls cinq d’entre eux ont été traités, et ce seulement en partie, insiste le rapport. Il s’agit de l’usine automobile Zastava de Kragujevac, rachetée en 2010 par Fiat, et de quatre infrastructures visées par les frappes de l’Otan en 1999, dont trois à Pancevo. Dans ce grand centre industriel situé à vingt kilomètres au nord de la capitale, les bombes ont endommagé la raffinerie, l’usine pétrochimique et l’usine de fertilisants, provoquant une pollution massive. Mais l’argent débloqué par le PNUE a servi à « une sécurisation des déchets toxiques » des sites, pas à leur assainissement complet. Selon une évaluation supervisée par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) en 2018, seize tonnes de mercure et plus de 62 tonnes de boues de mercure seraient ainsi « stockées de manière temporaire » depuis plus de vingt ans. Ici, les arbres fruitiers ne fleurissent quasiment plus et les taux de cancers dépassent de très loin la moyenne serbe.

« À peine 2 000 tonnes de déchets toxiques historiques ont été nettoyés et exportés par l’État, ce qui a coûté deux millions d’euros », reconnaît Filip Abramovic, responsable du secteur des déchets au ministère de l’Environnement. Au moment de la publication du rapport 2018 de la Sepa, ce même ministère avait pourtant annoncé que « 300 à 900 millions d’euros » seraient rapidement débloqués pour le traitement qui incombe à l’État de tous les déchets historiques, sans compter les coûts supplémentaires liés à l’assainissement des sols. Pire, les autorités préfèrent cacher le problème sous le tapis. Au printemps 2014, plusieurs de ces sites industriels à l’abandon se sont retrouvés sous les eaux lors des terribles inondations qui ont frappé la Serbie, la Bosnie-Herzégovine et la Croatie. Deux études ont alors été commandées sur l’impact écologique de cette catastrophe naturelle, avec un volet dédié aux déchets toxiques historiques. Mais leurs conclusions ont vite été classées « confidentielles » et il est aujourd’hui impossible d’en obtenir copie. Parmi les sites inondés, une première fois en 2010, puis en 2014, celui de Viskoza, à Loznica, ancien géant du textile yougoslave qui s’étend sur 65 hectares. Jadis, ses 15 000 employés produisaient de la viscose, une soie artificielle utilisée dans la confection. L’ancienne cathédrale industrielle est désormais envahie par les ronces, désossée par les voleurs de cuivre, toitures et autres matières premières. Les arcades en acier branlantes sont devenues le repaire d’amateurs de paintball. Aucune pancarte n’en interdit l’accès ni ne prévient de dangers potentiels. Pourtant, le confidentiel « Plan Spatial des Sites Contaminés », publié en 2017, mentionne des centaines de mètres cubes restants de sulfure de carbone hautement inflammable ou encore d’autres déchets dangereux.

Rares sont les fleurons de l’industrie yougoslave qui ont pu maintenir leur activité une fois privatisés. Acculé, l’État serbe a bradé ses actifs et s’est bien gardé d’imposer un quelconque respect des normes environnementales aux repreneurs. Ce fut le cas pour le russe Gazprom avec la raffinerie de Pancevo, mais cela vaut aussi pour l’immense aciérie de Smederevo, le plus grand exportateur de Serbie, rachetée en 2016 par le groupe chinois HBIS. Là, les autorités se sont même empressées de faire voter une lex specialis qui dispense HBIS de se conformer à la législation sur les déchets toxiques, adoptée en 2009. Depuis, les riverains assistent chaque jour à un incessant ballet de camions entre l’aciérie et un immense dépôt à ciel ouvert, tout proche du Danube. Sur cinquante hectares y sont entassés pas moins de deux millions de tonnes de laitiers, ces résidus solidifiés de l’activité sidérurgique censés être réemployés plus tard dans la construction. « Avant d’être réutilisés, ils devraient être nettoyés. Or, c’est avec toutes les substances chimiques dangereuses qu’ils sont déposés à même le sol à cent mètres d’un fleuve qui irrigue toute l’Europe », s’insurge Nikola Krstic, fondateur du collectif local Pokret Tvrdjava.

Aux 300 000 tonnes de déchets toxiques qui moisissent dans les friches, s’ajoutent environ 80 000 tonnes de détritus dangereux issus en moyenne chaque année de l’activité industrielle. Un chiffre qui pourrait même brutalement augmenter d’ici à 2025 pour atteindre 200 000 tonnes, d’après les prévisions de la Chambre de commerce. Or si quelques installations de retraitement de ces déchets toxiques existent bien en Serbie, cela n’en concerne qu’une infime partie : batteries et carrosseries automobiles, huiles usagées et certains composants électriques et électroniques. Certains déchets solides, comme les pneus, et certaines huiles, soit environ un quart du total, sont aussi utilisés comme combustible dans les trois cimenteries du pays. Pour le reste, c’est le néant. Cela fait pourtant déjà vingt ans que Belgrade promet de construire un site de retraitement pour ses déchets toxiques. Peu après son lancement en 2000, l’Agence européenne pour la reconstruction avait même alloué quinze millions d’euros en vue de développer cette filière, mais rien n’a jamais vu le jour. « Il y a eu trois tentatives, mais les projets ont été abandonnés, à chaque fois à cause de l’opposition des autorités locales et des riverains », confirme Filip Abramovic, le responsable du secteur des déchets au ministère de l’Environnement. C’est encore l’une des priorités identifiées dans la « Stratégie nationale de gestion des déchets toxiques 2021 »-2024, toujours pas adoptée.

« La situation est quasiment la même qu’en 2003 », considère Andjelka Mihajlov, expert de l’ONU et de l’UE et ministre pour la Protection des ressources naturelles et de l’environnement de 2002 à 2004. « Les analyses indiquent que 62 pour cent des installations de stockage temporaire de déchets dangereux ne remplissent pas les conditions prescrites. Le besoin d’investissement est estimé à 33 millions d’euros par an, soit 1,5 milliard d’euros au total pour une gestion harmonisée avec les normes de l’UE. Or, on n’a prévu que 88 millions d’euros au total », estime-t-elle. En attendant, la seule solution reste d’exporter vers les pays qui possèdent des capacités de retraitement. Selon les rares chiffres officiels disponibles, en 2016, 16 700 tonnes, soit un cinquième du total des déchets toxiques produits en Serbie, ont été transportées à l’étranger, principalement en Bulgarie (29 pour cent), Slovénie (27), Roumanie (18) et Allemagne (9,5). Une solution compliquée à mettre en œuvre et très onéreuse : suivant la dangerosité des produits, les coûts varient de 1 000 à 3 000 euros la tonne. Un prix élevé qui freine la compétitivité de l’économie. Or, paradoxalement, la législation serbe s’avère très contraignante sur le stockage de ces déchets dangereux : la durée maximale autorisée est d’un an. Voilà qui complique beaucoup la tâche des opérateurs privés chargés de leur retraitement. Dans ces conditions, « à peine cinquante des 5 000 tonnes d’emballages de produits toxiques utilisés annuellement en Serbie sont correctement retraitées », reconnaît Aleksandar Sosevic, le patron d’Envipack, un réseau spécialisé dans le recyclage des emballages vides de produits phytosanitaires (EVPP). « Le reste finit au mieux dans les décharges municipales, au pire dans la nature ». La Serbie a pourtant ratifié en 2009 la convention de Stockholm, sur les polluants organiques persistants.

Sosevic s’inquiète de ne bientôt plus pouvoir exporter. « L’UE ne prendra plus en charge nos déchets toxiques, même au prix fort », prévient-il. Cela fait plusieurs années que l’UE promet l’interdiction prochaine de l’exportation de ses déchets dangereux à la Serbie. La dernière échéance était prévue pour le 31décembre 2020, mais elle a encore été repoussée. « La seule solution, ce sont des incinérateurs en Serbie. Celui annoncé par l’État en partenariat avec la société Elixir ne suffira pas. Il en faudrait au moins quatre ». Ces derniers mois, le ministère de l’Environnement a brusquement retiré leurs licences aux principaux opérateurs du secteur. Justification avancée : tous se seraient rendus coupables d’avoir stocké plus de déchets qu’autorisé ou d’avoir dépassé la durée légale. Beaucoup y voient en réalité un prétexte pour faire le ménage et permettre à une société proche du régime de prendre le contrôle de ce marché à fort potentiel. « Les déchets toxiques représentent déjà cinquante millions d’euros à gagner par an et ce sera bien plus avec un, voire plusieurs incinérateurs », remarque Aleksandar Jovovic, qui enseigne l’ingénierie environnementale à la Faculté de mécanique de Belgrade.

L’argument avancé par les autorités pour retirer leurs licences aux principaux opérateurs paraît d’autant plus fallacieux que ces sociétés étaient jusqu’à présent citées en exemples dès qu’un dépôt illégal de déchets toxiques était identifié. « Outre des incinérateurs, l’État devrait financer la construction de dépôts sécurisés et allonger à trois ans la durée de stockage légal », recommande Sinisa Mitrovic, conseiller en développement durable à la Chambre de commerce. « Sinon les opérateurs continueront de se débarrasser illégalement de leurs déchets et à se déclarer en faillite pour ne plus être responsables en cas de poursuites ». Selon les chiffres officiels, plus de 1 500 licences ont été délivrées pour la collecte, le transport, le stockage et le traitement des déchets dangereux, mais de l’aveu même des autorités, à peine quelques dizaines d’entreprises respectent les obligations légales. Tout simplement parce qu’il est aujourd’hui matériellement impossible de contrôler cette filière à risque. « Seuls dix à quinze inspecteurs sont à disposition des autorités », précisait en 2018 Zeljko Pantelic, l’ancien vice-ministre de l’environnement. Rien n’indique que leur nombre ait augmenté depuis. Dans ces conditions, comment s’étonner du manque de fiabilité des données disponibles ? « C’est un problème très grave », dénonce l’experte en gestions des déchets, Kristina Cvejanov. « Entre 2011 et 2019, 370 000 tonnes de déchets toxiques ont disparu. Et personne n’est en mesure de dire où elles sont passées». Le 10 avril dernier, un « soulèvement écologiste » a réuni environ 10 000 personnes dans les rues de Belgrade. Une première dans l’histoire de la Serbie, symbole de la prise de conscience qui émerge dans le pays. Outre le droit à respirer un air sain et la protection des rivières et des forêts, « la gestion responsable des déchets » figure parmi les treize revendications des organisations ayant appelé à cette manifestation. Reste à savoir si les autorités, de plus en plus inquiètes de la montée en popularité des mouvements verts, agiront. Pour le moment, le président Vucic considère que les demandes des écologistes relèvent d’un « djihad de l’agenda vert ».

Milica Čubrilo Filipović
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