Exposer l’immatériel

d'Lëtzebuerger Land vom 13.10.2023

Ce que l’on entend par « patrimoine culturel » a changé de manière considérable au cours des dernières décennies, notamment grâce aux instruments élaborés par l’Unesco. Depuis 2003, la définition du patrimoine ne s’arrête plus aux monuments et aux collections d’objets. À travers la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, il comprend également ce volet rassemblant les traditions orales, les arts du spectacle, les pratiques sociales, rituels et événements festifs, les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers ou les connaissances et le savoir-faire nécessaires à l’artisanat traditionnel. Selon les arguments de l’Unesco, « le patrimoine culturel immatériel est un facteur important du maintien de la diversité culturelle face à la mondialisation croissante. »

Chaque année, une soixantaine de dossiers sont examinés par l’instance internationale. Récemment, la presse s’était fait l’écho de l’inscription de la baguette française, de la musique raï algérienne ou des marionnettes sur l’eau vietnamiennes sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco. Au Luxembourg, la procession dansante d’Echternach est inscrite depuis 2010 et l’art des sonneurs de trompe (sous-titré « une technique instrumentale liée au chant, à la maîtrise du souffle, au vibrato, à la résonance des lieux et à la convivialité », une candidature commune avec la Belgique, la France et l’Italie) depuis 2020. En dehors de cette liste internationale, chaque pays est amené à inventorier et protéger ce patrimoine vivant, transmis de génération en génération. Cet été, le Land a consacré une série d’articles à différents aspects du patrimoine culturel immatériel luxembourgeois comme la Sainte-Barbe, l’Éimaischen, la maïeutique ou le Fléizen.

Quand le Luxembourg avait déposé son dossier pour la procession dansante d’Echternach, l’Unesco exigeait qu’un centre de documentation présente cette tradition. En 2008, l’œuvre saint Willibrord (Willibrordus Bauverein) et le ministère de la Culture ont installé cet espace d’exposition dans une annexe de la basilique. Face à l’entrée, on découvre un tableau monumental créé par le peintre Lucien Simon pour l’Exposition Universelle de 1937 à Paris. « La procession dansante faisait déjà partie d’une sorte de nation branding à l’époque », s’amuse Patrick Dondelinger, en charge du patrimoine immatériel au ministère. D’autres représentations artistiques, des textes historiques, des objets de piété, une statue, et un reliquaire qui montre St Willibrord en tant que saint jouissant d’une vénération populaire, ajoutent du contexte explicatif. Le film Les danseurs d’Echternach de 1947 illustre aussi l’importance de ce patrimoine.

Aujourd’hui, il n’est plus obligatoire de consacrer des espaces aux traditions et savoir-faire. Pour valoriser ce patrimoine, le ministère de la Culture réalise une série de films et de dossiers pédagogiques. « Le défi est d’intéresser les jeunes pour qu’ils puissent perpétuer ces traditions », explique Patrick Dondelinger. À ses yeux, il ne s’agit pas simplement d’un folklore à préserver, mais de réels savoir-faire et connaissances qui peuvent être utiles aujourd’hui. C’est un des aspects qui est mis en avant au tout nouveau « Showroom pierre sèche », situé à proximité du Biodiversum à Remerschen. On y vante « une technique aussi ancestrale que contemporaine, consistant en l’assemblage de pierres naturelles, sans mortier ni liant. » La même construction en pierre sèche fait l’objet du premier des films mis en ligne (iki.lu). Amateurs enthousiastes et artisans professionnels sont interviewés, sur fond d’images très léchées, y compris tournées avec un drone. « En montrant la passion et les valeurs de ceux qui pratiquent ces traditions, on valorise l’actualité de ces phénomènes avec une volonté de partage. »

Dans la définition que donne l’Icom (Conseil international des musées) des musées, « la préservation et la protection du patrimoine humain matériel et immatériel » fait partie de leurs missions. Une des difficultés pour la sauvegarde de ce patrimoine est précisément son aspect immatériel qui le rend difficile à exposer, à faire connaître et à partager. Les savoir-faire techniques de l’artisanat traditionnel, de la technologie culturelle (élevage, pêche, tissage, bâti, facture instrumentale, etc.), sont naturellement plus propices à une exposition : techniques liées à des matériaux spécifiques (bois, verre, métal, cuir et végétal, etc.), techniques agricoles ou du bâti, savoir-faire du goût, pratiques maritimes et halieutiques, artistiques, textiles et vestimentaires... D’autres aspects sont plus difficiles à présenter, notamment ce qui relève de la tradition orale et musicale. Plus encore, en dehors de la liste du patrimoine immatériel, Patrick Michaely, directeur du Musée national d’histoire naturelle, s’inquiète de la transmission et de la sauvegarde de compétences et expertises liées à la nature. « Sur le terrain, il reste peu de gens qui arrivent à identifier les mousses, les plantes ou les chants d’oiseaux. Ce sont des connaissances qui se perdent faute d’être transmises. » Il estime que le musée à un rôle à jouer dans la préservation de ces savoirs.

Depuis sa création en 1996, le Luxembourg City Museum s’est fait une spécialité d’organiser des expositions autour de phénomènes, de pratiques sociales ou de moments historiques peu tangibles. « Notre collection ne comprend pas vraiment d’œuvres d’art, mais plutôt des objets au sens large qui ont une valeur pour ce qu’ils représentent », détaille le directeur Guy Thewes. Pour concevoir une exposition, les commissaires se basent d’abord sur les personnes concernées, les communautés. « C’est là qu’on comprend comment mettre en avant les pratiques que l’on veut présenter et que l’on trouve les pistes pour rassembler des objets. » Les expositions se construisent en récoltant des témoignages oraux, des films, des photos, des outils, des instruments, des artefacts. « On trouve toujours quelque chose à montrer, sinon il n’y a pas d’exposition. » La récente exposition sur les associations, Komm, mir grënnen e Veräin!, allait exactement dans ce sens. Les guildes et confréries du Moyen Âge, précurseurs des associations de secours, sont présentées avec quelques objets anciens. Tout comme les associations musicales, scientifiques, sociales et sportives nées au 19e siècle ; drapeaux, vêtements, affiches, instruments de musique… « Un appel a été lancé aux associations représentées sur le territoire de la capitale qui nous ont fait parvenir des documents ou des objets ». La toute nouvelle exposition sur l’alimentation, All you can eat, a été conçue comme un parcours qui suit les aliments de la production à la consommation en passant par la transformation, la distribution. Ces différentes étapes sont matérialisées par des objets et des reproductions.

Pour qu’une exposition de ce type fonctionne, il faut d’abord une narration. « On doit structurer une histoire qui passe de salle en salle, qui donne envie d’aller plus loin et suscite des questions », résume Guy Thewes. Il pointe aussi l’importance de varier les supports et les niveaux de lecture. « On peut ajouter une ambiance sonore, passer de la pénombre d’une salle avec des projections à une autre plus lumineuse avec des objets et des photos. » Il estime que tous les sens doivent être sollicités, y compris le toucher, souvent négligé voire interdit dans les musées. « Dans l’exposition sur la Schueberfouer, il y avait des stations avec des odeurs typiques de la foire comme la Barbapapa, ça n’arrive pas souvent dans les musées ! » Un travail de scénographie est également mené pour chaque exposition. « En interne, nous mettons en place le concept, la sélection des objets et documents, le parcours, puis nous faisons appel à de sociétés spécialisées pour créer la scénographie qui va au mieux servir le propos. »

Mettre les communautés et les praticiens en avant dans leur pratique culturelle contemporaine, encourager la participation active du public, utiliser un grand nombre de médias et supports différents, ne pas se priver du numérique… Tels sont les conseils et bonnes pratiques que l’on peut lire dans l’important document Les musées et le patrimoine culturel immatériel (Jorijn Neyrinck et Eveline Seghers, 2020). Il met aussi en garde contre les risques de perte de sens et de décontextualisation ainsi que de l’exploitation commerciale des pratiques et traditions.

France Clarinval
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