Nora (Laura Deforge) est très remontée quand elle s’adresse au public. Passées les recommandations d’usage, elle prend l’assemblée à parti pour fustiger les nouveautés imposées par la direction de son usine de jouets : elle ne veut pas fabriquer de love dolls, aussi appelées, avec un certain sens de l’euphémisme, « poupées de réconfort ». Et tout de suite, le quatrième mur désormais brisé, on se voit prendre position dans le débat qui anime Thierry (Alexandre Chatelin) et Nora.
Ces deux-là sont en couple, attendent un enfant et vivent avec le père de Thierry (Didier de Neck, truculent de belgitude, usage du flamand y compris) dont l’esprit décline de jour en jour. Alors que Nora milite, se fait élire pour représenter le personnel, argumente pied à pied sur sa peur de voir les poupées d’amour prendre la place des femmes, Thierry accepte de rejoindre le cadre de l’entreprise, y investit en actions et revendique la sécurité de l’emploi et le développement économique. Progressivement, la situation du couple suit celle de l’entreprise (à moins que ce ne soit l’inverse) et se dégrade. L’espoir de convertir la poupée à usage sexuel en adjuvant thérapeutique fera long feu malgré l’enthousiasme du docteur qui se rêve en rocker (David Jonquières).
Rabudôru, poupée d’amour, pièce écrite et mise en scène par Olivier Lopez aurait dû voir le jour en avril 2020. Le confinement en a décidé autrement. Mais l’équipe a mis en place, dès novembre, une diffusion filmée par internet (en direct des théâtres où ils sont programmés) qui est devenue une version du spectacle à part entière et a réussi à rencontrer son public (plus de 2 000 spectateurs selon la compagnie). Au Kinneksbond, pour la première fois, les comédiens jouaient devant un public physiquement présent. Mais les écrans et les caméras sont toujours sur le plateau et font partie du dispositif vidéo immersif voulu par le metteur en scène. Le spectateur « cadrera » son regard comme bon lui semble, tantôt sur la vue d’ensemble de la scène, tantôt sur les gros plans filmés (parfois un peu maladroitement). Il vit ainsi une expérience théâtrale nouvelle et originale. L’image filmée donne à voir les émotions des comédiens au plus près, avec peu d’artifices et un léger surjeu lié aux plans serrés. Le plateau en revanche est plutôt dans l’abstraction, la distance, voire la froideur : des néons montés sur des cadres roulants délimitent et éclairent la pièce de manière minimaliste.
Ce cadre minimal n’empêche pas l’humour corrosif de certaines lignes et le clownesque de certaines situations. On se souvient dès lors du loufoque Bienvenue en Corée du Nord du même Olivier Lopez (avec entre autres les mêmes Alexandre Chatelin et Laura Deforge) qui utilisait le rire comme « arme de destruction massive de la bêtise » (selon les mots de l’auteur). Car ici aussi, le rire est un « espace de résistance » qui permet les questionnements. À travers le troublant objet qu’est la love-doll, la pièce interroge le surinvestissement émotionnel des objets (nos téléphones étant devenus des prolongements de nous-mêmes), la place de l’éthique dans le développement économique (« je préfère fabriquer ces poupées que des armes », dira Thierry), les relations familiales et les limites des concessions amoureuses, la place des personnes âgées dépendantes et bien d’autres sujets sérieux pas forcément très théâtraux. C’est finalement une fable politique qui invite l’absurde sur scène.