Entré en vigueur le 1er janvier 2021, l’accord de commerce et de coopération entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, un document de 1 200 pages, a constitué le véritable démarrage économique du Brexit, quatre ans et demi après que les Britanniques ont voté en sa faveur. Dès la fin décembre 2020 les médias du monde entier tentaient d’en faire un bilan. Bien que déjà empêtré dans ses affaires de booze parties, le Premier ministre Boris Johnson affichait une certaine sérénité, car la concomitance de la sortie de l’UE et de la crise sanitaire a compliqué le travail des analystes. Ces derniers ont du mal à mesurer les parts relatives du Covid-19 et du Brexit dans la situation économique du Royaume-Uni fin 2021 et début 2022.
Car la question-clé est bien de savoir si les promesses du Premier ministre, qui doit son poste à sa position de héraut du « Brexit dur » depuis la campagne de 2016, ont été tenues. Ce n’est qu’avec une rupture nette, disait-il, que le Royaume-Uni pourrait briser les chaînes de la réglementation et de la bureaucratie de l’UE et libérer tout son potentiel. Il reprendrait le contrôle de ses frontières, de ses finances et de ses lois. Il pourrait se tourner à nouveau vers le monde en concluant des accords commerciaux loin de l’UE et assurer ainsi à la Global Britain un niveau inédit de prospérité.
En apparence la situation du Royaume-Uni est comparable à celle des autres pays européens, avec en 2021 un fort rebond du PIB, qui a retrouvé dès octobre son niveau pré-pandémique et un chômage très faible (4,3 pour cent). Selon la BBC le pays n’a pas connu de décrochage, évitant les « pires scénarios raisonnables » comme un arrêt total du commerce transmanche. Mais les calculs de l’OBR (Office for Budget Responsibility), un organisme indépendant, montrent que la croissance a été minorée d’au moins un point par le Brexit, et qu’à plus long terme le retrait de l’Union européenne aura deux fois plus d’impact sur l’économie britannique que la pandémie de Covid-19, avec une perte de PIB de quatre pour cent.
La raison principale est la contraction du commerce extérieur, qui pèse près des deux tiers du PIB. Selon le Centre for European Reform, un think tank londonien, le commerce de marchandises du Royaume-Uni était, sur les dix premiers mois de 2021, de 15,7 pour cent inférieur à ce qu’il aurait été sans divorce avec l’UE. Sur cette période, les exportations britanniques vers l’UE se sont situées à un niveau de douze pour cent inférieur à celui d’avant la pandémie. Les importations étaient quant à elles vingt pour cent en dessous. Le virus est passé par là en 2020, mais en 2021 le commerce bilatéral de l’UE avec le Royaume-Uni n’a crû que de deux pour cent, alors qu’il rebondissait de 17 pour cent avec la Chine et de 18 pour cent avec les États-Unis.
Mais le commerce avec le reste du monde - les pays hors UE - est également en retrait par rapport à 2019. Sur la période janvier-octobre 2021, les exportations britanniques vers le reste du monde sont inférieures de sept pour cent, et les importations de trois pour cent. Vis-à-vis de l’Europe, qui reste le partenaire majeur, le résultat n’a rien de surprenant. Les entreprises exportatrices ont été frappées par des coûts et des formalités administratives et douanières supplémentaires. Pour certaines il devient moins cher d’approvisionner les États-Unis ou l’Australie. Des délocalisations de productions, en Europe de l’est notamment, commencent à prendre forme. Certains secteurs comme l’agroalimentaire sont toujours en difficulté, en raison des certificats sanitaires exigés pour la viande et les produits laitiers.
Selon une enquête menée auprès de 981 entreprises par les chambres de commerce britanniques, depuis janvier 2021, soixante pour cent rencontraient des difficultés pour l’achat et la vente de biens, trente pour cent pour l’achat et la vente de services, 24 pour cent pour le déplacement de personnes et onze pour cent pour le transfert de données. Des chiffres en nette augmentation par rapport aux résultats de la même étude en 2020. Plusieurs professions, comme les pêcheurs et les agriculteurs, auxquelles on a beaucoup promis et qui n’ont presque rien obtenu sont en ébullition. La manifestation la plus spectaculaire de l’impact du Brexit a été la pénurie de main-d’œuvre observée dans de nombreux secteurs d’activité, les travailleurs de l’UE étant rentrés chez eux. Les camionneurs, les vétérinaires, les bouchers et les saisonniers agricoles ont fait défaut. Les défections qui ont touché le transport routier ont aggravé la crise post-Covid dans les chaînes d’approvisionnement, se traduisant par des rayons vides dans les supermarchés, de longues files d’attente pour le carburant pendant plusieurs semaines en septembre, et même l’abattage de milliers de porcs.
Selon un sondage YouGov plus de la moitié des Britanniques (56 pour cent) ont été confrontés à des pénuries en 2021, contre seulement un Français ou un Allemand sur six et un Espagnol ou un Italien sur quinze ! Les pénuries ont eu aussi comme conséquence une hausse des prix de 5,1 pour cent, la plus forte depuis trente ans ! Les formalités administratives devaient s’alourdir à partir de janvier 2022, car le Royaume-Uni introduit de nouveaux documents pour les importations en provenance de l’UE, qui doivent être déposés auprès des autorités avant que les marchandises ne soient chargées dans des trains ou des camions. Les plans avaient été retardés à trois reprises en 2021 pour éviter de nouvelles difficultés aux entreprises.
Un sondage Opinium réalisé fin 2020 montre que plus de soixante pour cent des personnes interrogées pensent maintenant que le Brexit s’est mal passé, ou plus mal que prévu. Il a également révélé que 42 pour cent de ceux qui ont voté pour le retrait en 2016 avaient une opinion négative de la façon dont le Brexit s’était déroulé jusqu’à présent. Et leur désillusion pourrait encore s’accroître, au vu des dossiers qui restent en suspens. Trois d’entre eux, les services financiers, la pêche et surtout l’Irlande du nord sont particulièrement chauds.
Selon Jake Green, du cabinet d’avocats londonien Ashurst, le Brexit « va devenir réel pour les banques et autres sociétés financières en 2022 » car selon lui « le cas de la City a été presque négligé jusqu’ici », ajoutant que les douze derniers mois avaient été « un peu un passe-temps pour tout le monde ». De fait Londres essaie d’obtenir ce qu’on appelle l’équivalence avec l’UE – où les deux parties acceptent les réglementations de l’autre. Mais le groupe de réflexion Institute for Government estime qu’un accord permanent est actuellement peu probable.
Le Royaume-Uni est accusé de ne pas délivrer assez de licences aux pêcheurs européens pour leur permettre d’accéder aux eaux britanniques. La France, principale concernée, a demandé à la Commission européenne de déclencher une procédure contentieuse mais Londres ne semble pas prêt à reconnaître l’autorité de la Cour de justice de l’UE, comme le montre l’affaire du protocole nord-irlandais, le point le plus délicat à l’heure actuelle.
Cette partie de l’accord du Brexit permet à la province britannique de rester dans le marché unique de l’UE pour les marchandises, afin d’éviter tout retour d’une frontière physique sur l’île. Boris Johnson, qui l’a pourtant signé, veut faire supprimer le droit de regard de la CJUE sur son application, pour le remplacer par un arbitrage international. Mais il invoque aussi des perturbations sur l’économie locale. Les règles du protocole entraînent en effet une augmentation des coûts et de la paperasserie pour les entreprises nord-irlandaises car des vérifications et contrôles sont effectués dans les ports et aéroports de la province pour toutes les importations en provenance de Grande-Bretagne.
Conformément aux prévisions de David Frost, l’ancien ministre du Brexit (il a démissionné en décembre 2020), la situation profite surtout à l’Eire, avec laquelle les échanges ont été stimulés : au cours de neuf premiers mois de 2021, les exportations de l’Ulster vers la république d’Irlande ont augmenté de soixante pour cent, à 2,8 milliards d’euros, tandis que les importations ont grimpé de 48 pour cent, à 2,6 milliards. L’UE, bien que très ouverte à des aménagements du dispositif, refuse toute remise en cause du protocole, ce qui fait craindre le recours de Londres à l’article 16, une clause de sauvegarde qui prévoit de suspendre tout ou partie du texte en cas de perturbations majeures. Une issue qui pourrait rendre caduc l’accord signé le 30 décembre 2020, déclenchant une véritable guerre commerciale.
Détournement de trafic
En 2021 le port de Cherbourg a triplé son activité de fret vers l’Irlande, dépassant les 100 000 remorques accompagnées. Rebutés par les nouvelles formalités douanières liées au Brexit, les camionneurs se rendant du continent en Irlande (ou en venant) cherchent à éviter la traversée de la Grande-Bretagne et préfèrent emprunter l’axe maritime direct entre Cherbourg et Rosslare ou Dublin, même si la traversée est longue de 17 heures et si la pointe normande est à l’écart des grands axes routiers européens. Les dessertes sont fréquentes, la ligne étant assurée par trois compagnies de ferries.
Les ports français de Dunkerque et du Havre profitent aussi du souhait des transporteurs venus du nord de l’Europe d’atteindre directement l’Irlande par la mer. Inversement les ports britanniques de la Manche et de la mer d’Irlande ont connu une sérieuse baisse du trafic de transit. On estime qu’environ les trois-quarts des camions quittant l’Irlande qui empruntaient le landbridge (traversée vers le pays de Galles, puis route jusqu’à Douvres et enfin mer ou navette ferroviaire jusqu’à Calais) se rendent désormais à Rosslare pour embarquer pour la France. Situé à la pointe sud-est de l’île, à 160 km de Dublin, ce petit port a vu son trafic de fret quintupler en 2021 ! En France la progression du trafic de remorques vers l’Irlande a été la bienvenue pour compenser la très forte chute du trafic passagers avec l’Angleterre, qui a fait les frais aussi bien du Covid que du Brexit.