Alexandria Ocasio-Cortez est l’étoile montante de la politique américaine. AOC, comme on la désigne couramment, est devenue en novembre 2018, à l’âge 29 ans, la plus jeune parlementaire de l’histoire du Congrès, après son élection (avec 78 pour cent des voix) comme représentante du 14è district de New-York. Membre de l’aile gauche du parti démocrate, elle se réclame ouvertement du socialisme, une exception dans le paysage politique américain.-Le 1er avril 2019 elle faisait la une de Time, suivie d’un texte assez complaisant. En décembre 2020 c’était au tour de Vanity Fair de lui consacrer sa couverture et un long dossier. Mais son principal « fait d’armes » médiatique est son apparition le 13 septembre 2021 à un gala au Metropolitan Museum of Art (Met), vêtue d’une robe de soirée blanche où était inscrit en lettres écarlates le message « Tax the rich », l’un de ses slogans. Ce genre de provocation qui devient monnaie courante dans les manifestations people aux États-Unis1 lui a valu autant d’éloges que de critiques et même d’injures dans les médias et sur les réseaux sociaux. Mais en réclamant ouvertement de taxer davantage les riches dans leur antre (le couvert au dîner de charité était de 35 000 dollars) AOC, très connue pour ses qualités de communicante n’a fait que reprendre l’antienne présidentielle.
Au printemps dernier Joe Biden a déclaré qu’« il est temps que les un pour cent d’Américains les plus riches commencent à payer leur juste part » et ne cesse de revenir sur le sujet. Les primaires démocrates de 2020 avaient déjà été marquées par une surenchère dans ce domaine de la part d’Elizabeth Warren et de Bernie Sanders, et Biden, bien qu’ancien sénateur du Delaware, paradis fiscal bien connu, est obligé d’en tenir compte. Il est vrai qu’aux États-Unis, la taxation des riches bénéficie d’un soutien populaire inédit. Selon un sondage réalisé en décembre 2019, près des deux-tiers (64 pour cent) des personnes interrogées estimaient que « les très riches devraient verser chaque année une part supplémentaire de leur richesse pour soutenir les politiques publiques ». Une opinion très largement soutenue par les Démocrates (77 pour cent) mais également majoritaire chez les Républicains (53 pour cent). Même les personnes fortunées y sont favorables. Depuis plusieurs années, des milliardaires connus tels que Warren Buffett et Bill Gates demandent à être taxés davantage. George Soros et le co-fondateur de Facebook Chris Hughes ont même soutenu l’idée d’un impôt sur la fortune.
Début 2020, avant le début de la pandémie, plus la moitié des quelque 200 membres du collectif « Patriotic Millionaires » créé en 2010 avaient appelé les participants du Forum de Davos à « agir maintenant - avant qu’il ne soit trop tard - pour exiger des impôts plus élevés et plus équitables » et « pour contribuer à prévenir l’évasion et la fraude fiscales des particuliers et des entreprises ». Les signataires, qui doivent justifier de gagner au moins un million de dollars par an ou posséder plus de cinq millions de patrimoine, ne font pas partie des grandes fortunes mais comptent des membres influents comme Abigail Disney, petite-nièce de Walt Disney. Leur revendication a été exacerbée par la crise sanitaire. En juillet 2020 un groupe de 83 millionnaires a lancé un appel à taxer davantage les riches de la planète « immédiatement » et « de manière permanente » pour contribuer à la reprise économique après la pandémie de coronavirus. « Nous avons de l’argent. Beaucoup (…) Alors, s’il vous plaît, taxez-nous. Taxez-nous. Taxez-nous. C’est le bon choix. C’est le seul choix », écrivaient les signataires, principalement américains, d’une lettre ouverte en se baptisant « Millionaires for Humanity ». Parmi eux, plusieurs membres de Patriotic Millionaires mais aussi le très riche Jerry Greenfield, cofondateur du géant des glaces Ben & Jerry’s.
Pourquoi cette volonté de taxer davantage les riches, que l’on croyait réservée à des pays comme la France, patrie de Thomas Piketty ? La raison la plus évidente est le fort accroissement des inégalités de revenus et de patrimoines aux États-Unis. Selon l’économiste français Gabriel Zucman, professeur à l’université de Berkeley, « en 1980, les un pour cent les plus riches détenaient dix pour cent du revenu national. Aujourd’hui, cette part a doublé à vingt pour cent. La part du revenu national détenue par les cinquante pour cent des foyers fiscaux les plus modestes a connu une évolution exactement inverse, baissant de vingt à douze pour cent ». Selon les chiffres de l’OCDE, les inégalités de patrimoine sont encore plus fortes, les un pour cent des ménages les plus fortunés détenant 43 pour cent du patrimoine global en 2020, une part doublée en trente ans. Contre toute attente ces inégalités se sont accrues pendant la pandémie, les quelque 650 milliardaires américains ayant vu leur richesse nette augmenter de plus de mille milliards de dollars au total en 2020, selon Forbes.
Le phénomène a été aggravé par l’iniquité du système fiscal américain. Zucman indique que « les milliardaires paient moins d’impôts que la classe moyenne » en pourcentage de leurs revenus. Pis encore, le site d’informations ProPublica a révélé que George Soros n’avait payé aucun impôt fédéral sur ses revenus pendant trois ans et que Jeff Bezos (Amazon), et Elon Musk (Tesla) étaient eux aussi parvenus à échapper à l’impôt sur le revenu pendant plusieurs années. Mais le président Biden a d’autres bonnes raisons que la justice sociale pour vouloir davantage taxer les riches. Il souhaite marquer son mandat (qui pourrait bien être le seul, en raison de son âge) par deux gigantesques plans d’investissements, dont le montant initialement prévu était au total de 4 700 milliards de dollars sur huit à dix ans en vue de « changer la trajectoire des États-Unis pour les années voire les décennies à venir ». Le plus important, qui se monte à 3 500 milliards, a été baptisé « Build Back Better » (Reconstruire en mieux) et concerne les « infrastructures humaines » : il prévoit notamment d’investir massivement dans la formation, les soins de santé et la garde d’enfants. Il comprend aussi un gros « volet climatique » (550 milliards). À ces grandes promesses sociales et écologiques s’ajoute un programme plus classique d’investissement dans les infrastructures (ponts, routes, transport, réseau électrique etc.) pour 1.200 milliards de dollars.
Joe Biden a indiqué que le volet social et climatique serait financé à hauteur de 83 pour cent, soit 2 900 milliards, par des hausses d’impôts, les plus importantes décidées depuis plusieurs décennies. Selon la Maison Blanche elles frapperaient en priorité « les grandes entreprises rentables » avec des mesures d’accompagnement telles qu’elles « ne puissent pas réduire leur facture fiscale à zéro ». Mais comme cela ne suffira pas, un accroissement de la pression fiscale sur les riches est envisagé, avec l’objectif de rapporter 700 milliards de dollars en dix ans.
Vues d’Europe, les mesures annoncées peuvent faire sourire car selon la promesse présidentielle, « aucune personne gagnant moins de 400 000 dollars par an ne verra ses impôts augmenter ». Il s’agit notamment de doubler le taux d’imposition sur les revenus du capital pour les 500 000 foyers les plus riches : conformément à une promesse de campagne (appuyée par plusieurs milliardaires comme Bloomberg, Balmer ou Katzenberg), il passera de 20 à 39,6 pour cent. Plusieurs niches et abattements fiscaux profitant aux riches seront supprimés. La mesure la plus étonnante et la plus contestée prévoit d’imposer les plus-values latentes sur les titres détenus par les milliardaires. Elle se justifierait par le fait que les millionnaires et milliardaires américains ont pris l’habitude de conserver leurs titres en portefeuille pour ne pas payer l’impôt sur les plus-values qui est de 23,8 pour cent. Cela n’entame en rien leur train de vie car en gageant leurs titres à leur valeur de marché ils peuvent obtenir des crédits, à un coût quasiment nul vu le niveau actuel des taux et leur pouvoir de négociation.
La proposition, qui pourrait s’étendre à l’immobilier, vise les personnes détenant plus d’un milliard de dollars d’actifs ou dégageant plus de cent millions de dollars de revenus sur trois ans, soit entre 700 et mille contribuables. Cette taxe générerait environ 250 milliards de dollars de recettes fiscales sur une décennie, un montant modeste par rapport aux besoins de financement mais elle aurait une forte valeur symbolique. Si elle était adoptée, ce serait « l’impôt le plus progressiste que l’on puisse imaginer » s’est réjoui Gabriel Zucman.
En avril 2021, quinze lauréats américains du prix Nobel d’économie, rejoints depuis par deux collègues, ont publié une lettre ouverte de soutien aux projets du président de plan social et climatique « parce que ce programme investit dans les capacités économiques de long terme et va renforcer la possibilité pour plus d’Américains de participer de manière productive à la vie économique, il fera diminuer à long terme les tensions inflationnistes ». Mais les mesures fiscales que l’aile gauche démocrate appelle de ses vœux ont peu de chances de voir le jour, car les projets présidentiels sont remis en cause par plusieurs parlementaires au sein même du parti : en particulier, deux sénateurs plutôt centristes, Kyrsten Sinema (Arizona) et Joe Manchin (Virginie-occidentale) ont critiqué le montant trop élevé du plan social et les hausses d’impôts. Or au Sénat les Démocrates ne sont majoritaires que grâce à la double voix de la vice-présidente Kamala Harris !
Pour faire passer son plan social et climatique, Joe Biden en a ramené le montant à 1 750 milliards de dollars sur dix ans, soit moitié moins que prévu initialement ! Et la taxe sur les plus-values latentes, désormais moins nécessaire au bouclage du financement, a disparu ! Une décision qui n’a pas manqué de susciter la colère des « progressistes » comme Bernie Sanders (sénateur du Vermont, officiellement indépendant mais compté avec les Démocrates) qui a prévenu que sans un plan social ambitieux (et donc sans taxes supplémentaires sur les riches) il n’y aurait pas d’accord sur le plan de modernisation des infrastructures. AOC, sa fidèle supportrice depuis 2016, va peut-être devoir remettre sa robe.