Aspirations étudiantes « Nous aimerions un jour avoir un espace où, s’il tombe un peu de peinture sur le sol, il n’arrive pas tout de suite la police », sourit Francesco Cascio avec son petit accent italien. Étudiant en master en philosophie à l’Université de Luxembourg à Belval, il a auparavant fait des études dans plusieurs villes européennes, que ce soit à Rome ou à Cologne. D’où sa certitude : à Belval, « il manque surtout de la liberté ! » Pour y remédier, il a fondé en novembre dernier, avec plusieurs de ses camarades, la Conscious and Cultural Student Association (CCSA), une des treize associations d’étudiants de l’université, forte désormais d’une quarantaine de membres. Elle a pour ambition d’organiser des événements fédérateurs, « multi-culturels, multi-disciplinaires et immersifs », qui réunissent non seulement les étudiants de l’Uni.lu, mais au-delà, aussi la population de tout le sud du pays.
Francesco raconte le parcours typique de l’étudiant international débarquant au Luxembourg : au début, il loge, comme 140 autres jeunes, dans une des résidences étudiantes à Belval, dans ces studios très individualistes, avec coin kitchenette – « mais j’ai très vite demandé de changer ». Car, se rappelle-t-il, « après six mois, tous les internationaux se retrouvent en dépression ». Depuis, il habite à Esch, qui accueille quelque 400 étudiants désormais dans différentes résidences, plus communautaires, où il y a de la vraie vie autour, surtout le soir et le week-end.
Quelques jeunes jouent au basket devant les hauts-fourneaux, ce mardi soir vers 19h30, quelques employés des start-up ou de la banque restent encore scotchés derrière leur ordinateur à cette heure entre chien et loup. Une dame promène son chien, le centre commercial accueille les derniers clients avant que les restaurants prennent la relève. Mais sinon, le site de Belval est désert. La Maison des arts et des étudiants (MAE) est ouverte jusqu’à 22 heures ; un employé d’une société de sécurité privée assure l’accueil. Au premier étage, un seul espace est éclairé : le bureau de la CCSA, où Francesco Cascio, le trésorier de l’association, Soushyanes Shokoufeh (dit Soushy), le secrétaire, et Martin Lecoutère, le président, travaillent d’arrache-pied pour finaliser leurs deux grands événements de la rentrée : ce vendredi 13 septembre, après le Welcome Day de l’Université, la « Belval Multicultural Night » accueille une trentaine d’artistes dans trois bars sur place (Rockhalcafé, Coppers et MK Bar), alors que le 27 septembre, une soirée « Uni.lu Opening Festival » a lieu dans la grande salle de la Maison des arts et des étudiants.
Monolithe Le bâtiment monolithique, sans fenêtres, mais entièrement éclairé par de la lumière zénithale, est installé à côté de la Maison du savoir, entre le restaurant universitaire et la très sombre Maison du nombre. Conçu dans un esprit zen et minimaliste par les architectes Witry & Witry, il a finalement été achevé par Jim Clemes, qui a choisi de l’habiller d’une façade dorée. Prise en fonction durant la dernière année académique, certains de ses espaces, notamment la « student lounge », n’ont été achevés qu’en mai. « Toute l’université à Belval, comme cette MAE, c’est un temple, une bijouterie… comme une luxueuse voiture neuve qu’on ne prête même pas à son meilleur ami », blague Soushy. Sur cinq étages, les volumes sont généreux, les cages d’escaliers monumentales, et les meubles très colorés sont design. La « petite Rockhal » comme les étudiants appellent la salle de spectacles, est à couper le souffle du point de vue des équipements techniques. Flexibles, ils permettent d’accueillir jusqu’à un millier de personnes pour des événements – comme une journée consacrée au gaming l’année dernière, organisée par les étudiants –, des concerts et, pourquoi pas, aussi des spectacles de théâtre. « Mais la Maison des arts est toujours vide, regrette Francesco, c’est seulement un symbole ».
Hogwarts « Bien sûr que Belval, ce n’est pas encore le campus de Hogwarts où une de ces universités prestigieuses installées dans un château que l’on voit dans les films, des étudiants lisant sur l’herbe du parc, admet Claude Ewert. Mais on a fait beaucoup de progrès ». À deux semaines de son départ pour l’Université de Cambridge, où il entamera un doctorat en histoire, Ewert est encore président de la délégation des étudiants de l’Uni.lu et souhaitera, comme le recteur Stéphane Pallage, la bienvenue au millier de nouvelles recrues qui viendront découvrir leur nouvelle université aujourd’hui, dans une ambiance qui se veut festive et décontractée. Et il leur dira, comme l’année dernière, que l’Université leur appartient, qu’ils ne sont plus au lycée (une rupture de mentalité que beaucoup de Luxembourgeois ont du mal à faire, surtout ceux qui continuent à habiter chez leurs parents) et qu’ils doivent s’approprier le campus. Ayant fait tout son cursus universitaire, bachelor et master, au grand-duché, Ewert a connu les campus de Limpertsberg, puis de Walferdange et, à partir de 2015, à Belval. « Ici, les équipements sont quand même au top ! », affirme Ewert : téléviseurs en haute définition dans tous les auditoires, « avec lesquels tu peux faire des présentations comme un chef », imprimantes 3D pour les architectes, réseau wifi super-performant, « et puis : je n’ai vraiment jamais vu aucune autre université avec des escalators ! »
Claude Ewert a aussi connu tous les stades de la représentation étudiante. La délégation officielle qu’il préside aujourd’hui est la plus structurée à ce jour : il y a un représentant pour 500 étudiants, soit huit représentants démocratiquement élus et légitimés1. En seulement un an, elle est devenue un important organe de représentation des étudiants et d’articulation de leurs doléances, aussi en direction du rectorat.
Problèmes structurels « La première année, on ne pouvait s’asseoir nulle part sur le campus, se souvient aussi Stefanie Knill. Aujourd’hui, on a des bancs et des îlots avec des chaises partout ». Knill est d’origine suisse et actuellement directrice faisant fonction du service des étudiants du rectorat. En faisant visiter la MAE ce mercredi, elle concède que « effectivement, il faut encore qu’il y ait plus de vie ici ». Elle assure la coordination des activités internes, notamment Campus art et Campus sport, ainsi que des manifestations comme le Welcome Day. Les associations d’étudiants sont structurées soit selon les origines des étudiants, comme celles des Indiens, des Chinois ou des Africains, selon les études, comme le Cercle des étudiants en sciences et technologie dont fait partie Eric Demarche, ou avec un but culturel, comme la CCSA. Jouissant d’une personnalité juridique propre en tant qu’asbls, elles sont officiellement reconnues par l’Uni.lu, qui leur accorde de modestes aides financières pour leur fonctionnement régulier (600 euros/an) et des appuis logistiques (mise à disposition de bureaux, possibilité d’impression, communication…). « Après, nous soutenons aussi les activités de ces associations », explique-t-elle, pour autant que ces activités s’adressent à la communauté estudiantine.
Les principaux problèmes du campus Belval sont structurels : premièrement, il s’agit d’une ville nouvelle décidée il y a deux décennies et installée sur une friche, où tout était à inventer, de l’urbanisme en passant par l’architecture jusqu’à son exploitation. Des erreurs ont été faites à ce stade par la société de viabilisation Agora, comme cet urbanisme géométrique brutal, sans véritable centre, qui s’avère aujourd’hui très désagréable, notamment à cause des couloirs de vent qui font qu’on n’a pas envie de rester à l’extérieur. (Les arbres pourraient aider à moyen terme.) Deuxièmement, l’État a chargé un établissement public, le Fonds Belval, de la construction de toutes les infrastructures publiques sur le site, notamment de la Cité des sciences, puis de leur exploitation, au lieu de les transférer à l’Uni.lu. (Ce que cette dernière aurait préféré.) C’est une décision politique, aussi dans l’espoir de pouvoir rentabiliser l’investissement en louant les bâtiments à des privés. Mais cela alourdit au quotidien toutes les activités universitaires. Même si la bonne collaboration avec les Fonds Belval est soulignée par tout le monde, surtout pour la MAE. « Les locaux n’ont jamais été plus animés qu’avant l’été, pour le tournage de la série Bad Banks », s’amusent les étudiants de la CCSA, avant de regretter justement que tout ici soit « business oriented ». « Nous, ce qu’on demande, c’est qu’ils arrêtent de prendre des décisions à la place des étudiants », dit Soushy.
Or, les problèmes structurels sont aussi du côté des étudiants : peu nombreux, ils sont en plus extrêmement disparates. La moitié sont Luxembourgeois ou résidents et vivent la fac un peu comme une prolongation du lycée. En plus, c’est moins prestigieux de faire tous les jours un aller/retour en voiture ou en train de chez ses parents que de pouvoir impressionner les copains avec un fil Instagram d’images de Paris ou de Londres – donc l’Uni.lu est vécue comme un échec. Les étudiants luxembourgeois gardent souvent leurs vieilles habitudes et rentrent chez eux après le cours. Ensuite, il y a les internationaux, qui font preuve de degrés d’engagement différents pour la vie commune. Entre toutes ces différentes communautés, il manque souvent une cause à laquelle s’identifier. Et Francesco, Soushy et Martin de raconter ces collègues venus d’Inde ou du Tibet avec des économies réalisées par leurs familles durant des années et qui n’ont tout simplement pas les moyens de se payer un concert à la Rockhal ou une bière dans un bar luxembourgeois. Pour cela, l’ouverture de la bibliothèque universitaire, en accès libre et gratuite, jusqu’à 22 heures (et désormais même le week-end), fut un saut quantique. La vie étudiante à Belval avance à (tout) petits pas.