Le London Symphony Orchestra à l’assaut de l’Himalaya mahlérien

La Résurrection de Rattle

d'Lëtzebuerger Land vom 30.09.2022

La Philharmonie cultive, depuis ses origines, une belle complicité avec les meilleures phalanges de la planète. Le 20 septembre, c’était au tour du London Symphony Orchestra, conduit par le gentleman britannique Sir Simon Rattle, d’investir le grand auditorium, avec rien de moins que l’extraordinaire Symphonie n° 2 de Mahler. La rencontre entre un grand chef et un grand orchestre, qui peut se prévaloir d’une longue tradition, ne pouvait pas manquer de produire des étincelles. Et de fait, ces étincelles se transformèrent en un véritable brasier.

Force est de constater que Rattle nous revient aujourd’hui avec une Résurrection inspirée, laquelle confirme la nouvelle dimension d’interprète mahlérien qui est devenue la sienne depuis qu’il a quitté son poste au Philharmonique de Berlin. Le temps et l’âge semblent avoir estompé ces angles tranchants, cette urgence fébrile qui estampillaient ses interprétations précédentes. Non qu’il se soit assagi ou ait affadi son propos. Sa lecture est toujours aussi empreinte d’un sens tragique aigu, mais il est moins péremptoire, interrogeant plus qu’il n’assène, affichant une inquiétude omniprésente, même dans les épisodes élégiaques, sans pour autant renoncer à jouer sur l’ampleur et le souffle épique d’un orchestre titanesque.

À l’époque où Bruckner édifiait des cathédrales sonores à la gloire du Très-Haut, Mahler récapitule toute la musique austro-allemande dans un paquet ficelé non par un joli ruban, mais, comme disait Leonard Bernstein, « par un nœud affreux fait de ses nerfs et de ses tendons ». De ce nœud, l’hallucinante Symphonie n° 2 est l’illustration poignante. Géniale cacophonie, choc des contraires, résolutions des tensions dans une dialectique où le pathos copine avec le grotesque, le naïf avec le séraphique, le sublime avec le trivial, elle est comme le parangon de l’intelligence que le dernier des compositeurs romantiques avait de son art. La Résurrection ou le voyage au centre de Mahler.

Dès la Marche funèbre initiale, dont la hauteur pathétique rappelle la fierté beethovénienne, la souveraine baguette du maestro révèle une puissance et une grandeur altières, dignes d’une tragédie classique. Oscillant constamment entre pudeur et fureur, dans cette partition toute de contrastes, il convie tantôt à un spectacle onirique, comme dans le souriant Ländler viennois qu’est l’Andante moderato, tantôt, comme dans l’Allegro maestoso, à un maelström, où il brandit une baguette fougueuse et orageuse.

L’asphyxiante débauche d’énergie dans les crescendos et fortissimos apocalyptiques, le raffinement extrême de la mise en œuvre, le crédit accordé à la moindre nuance, la générosité du phrasé : bref, tout y est admirable, tout subjugue dans la conception « rattleénienne » de cette symphonie hors norme.

Splendide orchestre, indeed ! Et splendide musicalité, grâce à laquelle la fresque de l’Armageddon devient une cérémonie grandiose, gage de renaissance à la vie ! Le souffle ardent d’un leader visionnaire, comme l’est un Rattle aussi exalté qu’exaltant, déferle à chaque instant sur cette exécution, et l’on ne s’étonne pas, dès lors, que le thaumaturge d’Outre-Manche en arrive… à réveiller les morts dans le chthonien Finale.

Enfin, côté vocal, on ne manque pas d’être impressionné à la fois par la qualité insigne du chœur du LSO, un chœur qui fait montre d’une exceptionnelle finesse sur l’entrée pianissimo « Ressusciter ! Oui, tu ressusciteras… », tout comme il fait preuve d’une résistance et d’une endurance sans faille dans la colossale péroraison finale, ainsi que par l’excellence des deux protagonistes féminines que sont la soprano Siobhan Stagg et la mezzo Dame Sarah Connolly.

Et que dire de l’Urlicht, sommet émotionnel de la symphonie, ultime aveu de la créature en forme de Lied nocturne, solennel mais simple ? Un chant on ne peut plus bouleversant, presque « trop beau pour être vrai », qui préfigure la théurgie ineffable du Jugement Dernier, avec l’ascension de l’âme vers le Ciel jusqu’à l’apothéose jubilatoire de l’inoubliable accord conclusif en ré (comme « Résurrection ») ?

José Voss
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