Chroniques de l’urgence

Casse-tête aérien

d'Lëtzebuerger Land du 06.09.2019

La « démocratisation » du transport aérien est volontiers mise en avant comme un des bienfaits de l’extraordinaire croissance enregistrée par le secteur au cours des dernières décennies. Alors que, selon un rapport publié l’an dernier par Airlines for America, 63 pour cent des Américains avaient au moins pris une fois l’avion dans leur vie en 1977, ils étaient 88 pour cent cinquante ans plus tard. Qui osera se plaindre que pratiquement toutes les classes sociales puissent désormais accéder aux joies des voyages mus au kérosène, réservés autrefois aux « happy few » ?

Au-delà de l’anachronisme d’un tel discours au regard de l’urgence climatique, cet argument cache des inégalités fortes. Le même rapport révèle que si 24 pour cent des voyageurs aériens ont pris l’avion une seule fois en 2017, quinze pour cent d’entre eux ont fait neuf voyages ou plus. Une répartition inégalitaire comparable prévaut en Europe.

En l’absence de perspectives crédibles d’une décarbonisation technique du transport aérien à court ou moyen terme, comment réduire l’empreinte de l’aviation sans creuser ces écarts ? Car telle serait la conséquence de toute politique attaquant le problème par le biais d’un seul renchérissement des tickets. Certes, il est urgent d’en finir avec l’exonération fiscale quasi-totale dont bénéficie le secteur, ne serait-ce que pour favoriser le rail. Signe du revirement qui s’opère à cet égard en Europe, la Bild-Zeitung a révélé il y a une semaine que les conservateurs bavarois de la CSU au Bundestag réfléchissent à un impôt « punitif » pour lutter contre les vols intra-UE à moins de cinquante euros.

Mais utilisée seule, une taxation plus conséquente du secteur aérien aurait surtout pour effet d’en exclure les plus pauvres pour de bon. C’est la raison pour laquelle une solution avancée de plus en plus souvent par des experts comme Michael Kopatz consiste à attribuer à chaque citoyen un quota de deux ou trois vols aller-retour par an, avec à la clé un marché des quotas non utilisés. Cependant, même conjugué à des mesures fiscales fortes intégrant leur coût environnemental, il est douteux qu’un tel rationnement soit suffisant pour réduire les émissions du secteur de moitié à l’horizon 2030. Une approche réglementaire complémentaire est incontournable. Toujours en Allemagne, la fédération des aéroports a déclaré à la Süddeutsche Zeitung la semaine dernière être prête à envisager une abolition de certains vols domestiques courts à condition que le rail améliore ses prestations et assume d’enregistrer les bagages des passagers.

C’est vraisemblablement un bouquet fait de taxation, de quotas et de limitations réglementaires qui émergera des réflexions en cours pour tenter de réduire les émissions de l’aviation sans pour autant en refaire un mode de transport réservé aux riches. Assurément, former un tel bouquet ressemblera à tout sauf à une aimable balade à la campagne.

Jean Lasar
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