Inénarrable. La scène est inénarrable et vaut à elle seule d’aller voir Mozart Short Cuts par Laurence Equilbey, Macha Makeïeff et Jérôme Deschamps: Le podestat (premier magistrat de la ville), habillé en chasseur un peu ridicule, est en train de chanter un grand air furieux sur l’amour déçu, l’infidélité de la femme aimée, «je crève de rage!», fait les cent pas sur scène quand, soudain, le téléphone sonne. Le majordome décroche: «Bobby speaking!...», ne comprend pas, l’autre chante toujours, Bobby crie dans le combiné: «You have to speak up!...» On demande Osmin, qui traverse toute la scène pour répondre à cet appel. Et le podestat chante toujours sa rage, de plus en plus ridicule. Cette délicieuse désacralisation des grands airs d’opéra, et a fortiori de Mozart, alors que toutes les cérémonies d’anniversaire s’acharnent à souligner son génie, est absolument géniale. Mais malheureusement, ces scènes restent trop peu nombreuses dans Mozart Short Cuts, dont on peut regretter qu’il y ait trop de Mozart et pas assez de Deschamps / Makaïeff. Le respect pour le compositeur l’a finalement remporté. Deux ans après avoir monté L’enlèvement au Sérail, qui avait été montré au Grand Théâtre de la Ville en octobre 2004, Jérôme Deschamps et Macha Makaïeff ont créé un nouvel opéra, un dramma giocoso, avec des «restes» – comme Macha Makaïeff compose ses décors, à partir de fripes et d’objets dénichés aux puces. Mozart Short Cuts est un patchwork d’airs de Mozart peu connus, inachevés, incomplets, oubliés, car cachés derrière les grands opéras. Laurence Equilbey les a rassemblés pour tricoter une histoire avec ces bouts et ces chansons, dont la plupart furent écrits avant Idoménée (1781). «L’argument de ces ouvrages rend possible leur rapprochement, écrit-elle dans sa note d’intention: opera bouffa ou seria, mélodrame, serenata teatrale, dramma per musica ou Singspiel racontent les relations humaines et amoureuses entre les demi-dieux, les rois, les bourgeois.» Avec ces airs, qui proviennent de La Finta Semplice, Die Gärtnerin aus Liebe, Mitridate, Lucio Silla, Ascanio in Alba, Il re pastore, Zaïde, l’Oca del Cairo, La Betulia Liberata et Lo Sposo Deluso, elle a écrit une nouvelle histoire, mêlant plusieurs personnages, plusieurs couples, plusieurs langues sur un grand thème: ah, l’amoûûûûr, l’amoûûûûr ! Jérôme Deschamps et Macha Makaïeff ont eu l’astuce de situer cette histoire dans un hôtel anglais des années 1960, ce qui permet à Macha Makaïeff de créer un de ces décors pop dont elle a le secret pour une sorte de soap-opera chic. Zaïde et Gomatz en sont les Roméo et Juliette, mais la douce Zaïde est mariée au cynique et brutal Osmin. Le deuxième étage est hanté par Aspasie, la tourmentée, qui fait des entrées très remarquées par son pathos. Violante se travestit en soubrette et deviendra Sandrina, qui brise des cœurs à tour de bras : celui du comte, celui du podestat, celui du majordome... Où les passions coulent à flots, amour, jalousie, (in)fidélité, rage, désespoir, trahison, toute la palette des très grands sentiments et des futilités y passe. Or, malheureusement, Mozart Short Cuts n’est pas forcément un best off de Mozart, mais se noie parfois dans une ambiance doucereuse dans laquelle on suffoque comme dans un grand morceau de tarte à la crème. La grande réussite est celle des metteurs en scène, lorsqu’ils osent brosser Mozart contre le sens du poil et se moquer un peu de tant de pathos et de grandes passions. Ainsi, le personnage de Bobby (Robert Horn), le majordome qui est presque en permanence sur scène et hésite toujours entre compassion et moquerie, est la figure de la pièce, comme un contrepoint, le bon sens qui rappelle les amoureux et les déçus sur terre. Un gros soupir pour commencer, un « voilà ! » durant la mise en place du décor pour la scène suivante, une séance d’essayage d’une vieille cape qui le fait rêver – Bobby n’est jamais ridiculisé, mais dépeint avec beaucoup de tendresse. C’est à ces moments-là qu’on reconnaît – et apprécie – la signature de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff.
Mozart Short Cuts, une création mondiale sur une conception musicale de Laurence Equilbey et dans la mise en scène de Macha Makeïeff [&] Jérôme Deschamps, coproduit par le Grand Théâtre de Luxembourg, la Cité de la musique, la Compagnie Deschamps [&] Makeïeff et Instant pluriel sera encore joué demain, 6 mai, à Luxembourg, avant de partir en tournée e.a. à Nîmes, Paris, Vichy, Caen et Grenoble. Avec: Ditte Andersen, Kamila Benhamza, Robert Getchell, Hilde Haraldsen Sveen, Tuomas Katajala, Angélique Noldus, Konstantin Wolff et Robert Horn (le majordome) ainsi que la Batzdorfer Hofkapelle sous la direction de Laurence Equilbey. Plus d‘informations sous: www.theater-vdl.lu