Cet été, les touristes des pays de la zone euro qui ont traversé l’Atlantique se sont étonnés du niveau élevé des prix aux États-Unis. La raison n’en était pas l’inflation, très comparable à son niveau en Europe*, mais plutôt le fait que le dollar se soit apprécié de 14,3 pour cent par rapport à l’euro depuis le début de l’année. Dans le même temps ceux qui ont passé quelques jours de vacances en Turquie y ont trouvé les prix très avantageux, grâce notamment à une dépréciation de 80 pour cent en un an de la monnaie locale par rapport à l’euro. Sitôt rentrés, ils apprenaient que depuis fin février la monnaie européenne avait baissé de 26 pour cent face... au rouble !
La formation des taux de change et leur évolution ont toujours été très mystérieuses pour le commun des mortels. De plus, le grand public en mesure mal l’impact, en dehors de ses pérégrinations touristiques. La théorie économique enseigne que le « taux de change pivot » entre deux devises s’établit sur la base de la parité des pouvoirs d’achat. Prenons l’exemple de deux monnaies qui, curiosité sémantique, portent le même nom en français : la livre anglaise (GBP) et la livre turque (TRY). Si on raisonne strictement en termes de pouvoir d’achat, le taux de change devrait être de 1 GBP = 17,7 TRY. À partir de là, l’évolution du taux dépendra de la variation relative du pouvoir d’achat entre ces deux pays, c’est-à-dire en fait de l’inflation.
Depuis la crise ukrainienne, la hausse des prix en rythme annuel est de dix pour cent au Royaume-Uni, mais s’est envolée à 80,2 pour cent en Turquie ! Comme dans ce pays les revenus n’ont pas suivi la même évolution (le salaire minimum a été relevé de trente pour cent au 1er juillet), la perte de pouvoir d’achat est considérable à Istanbul alors qu’elle est plus limitée à Londres où le salaire moyen a augmenté de 7,2 pour cent sur l’année. Est-ce la raison pour laquelle le taux de change effectif était de 1 GBP = 21 TRY le 20 septembre 2022, soit environ vingt pour cent plus faible que le cours théorique, au détriment de la livre turque, et que le cours de cette monnaie ait, en à peine un an, plongé de 75 pour cent par rapport à la livre anglaise ?
Les choses sont plus compliquées qu’il n’y paraît. Dans une chronique dans le quotidien français Les Échos, Kenneth Rogoff, ancien économiste en chef du FMI note que « l’évolution des taux de change est extrêmement difficile à expliquer et encore plus à prévoir ». Les analyses rationnelles peinent à rendre compte de la réalité du marché. Selon les fondamentaux économiques, le dollar aurait dû s’effondrer. L’inflation américaine a atteint un niveau record depuis quarante ans et le déficit commercial des États-Unis n’a pas été aussi élevé depuis la crise financière de 2008-2009 avec -70,6 milliards de dollars en juillet. Or il s’est apprécié dans des proportions considérables en quelques mois, atteignant son plus haut niveau depuis vingt ans par rapport à l’euro, le seuil de parité (1 dollar = 1 euro) ayant été franchi le 12 juillet dernier.
L’indice DXY, créé par la Fed en 1973 (début du régime des « changes flottants ») pour mesurer la valeur du dollar face à un panier de devises des principaux partenaires commerciaux des États-Unis, a progressé de 13,9 pour cent en 2022. Dans le détail, il a augmenté de 14,3 pour cent contre l’euro, de 21,8 pour cent par rapport au yen (atteignant son plus haut niveau depuis 1998) et de 17,6 pour cent contre la livre anglaise (plus haut niveau depuis 1985). Cette évolution met fin à une période inédite de stabilité des principaux taux de change qui aura duré huit ans. Mais ce n’est pas la première fois que se produit une appréciation aussi nette et rapide du dollar. Elle a été connue par exemple en 1985. Le dollar valait alors dix francs français et soixante francs luxembourgeois, contre respectivement 4,5 FRF et 30 LUF en 1980.
Selon Rogoff, deux facteurs objectifs, l’un lié à la conjoncture, l’autre à caractère structurel, expliquent la situation actuelle. Le plus important est que la réserve fédérale américaine a été la première à relever, et de manière franche, ses taux d’intérêt directeurs, entraînant l’ensemble de l’économie dans le mouvement, ce qui rend un placement en dollars plus rémunérateur qu’en Europe ou au Japon. La demande de dollars augmente donc pour cette raison. Le second est qu’une grande partie des transactions commerciales internationales sont, de très longue date, libellées en dollars. Cela donne en particulier aux États-Unis l’avantage de régler leurs importations dans leur propre monnaie.
Toutefois Kenneth Rogoff, comme la plupart des experts, attribue surtout la montée du dollar à son statut de valeur-refuge. Sur le plan économique, l’économie américaine serait plus résiliente que celle des autres grands pays. Les chiffres y restent en effet plus favorables, même si la croissance du PIB et le nombre de créations d’emplois sont orientés à la baisse. Le ralentissement qui touche la Chine (où l’inflation n’est toujours que de 2,5 pour cent) affecterait davantage l’Europe et le Japon que les États-Unis. Ces derniers bénéficient aussi d’une autosuffisance énergétique et tirent avantage de la hausse des prix dans ce domaine.
Mais l’évolution des taux de change résulte aussi de facteurs géopolitiques. Le risque présenté par la guerre en Ukraine est à l’évidence plus élevé pour les Européens que pour les Américains. Et l’Asie vit quant à elle sous la menace d’une intervention chinoise à Taïwan, avec le Japon en première ligne. La dimension géopolitique n’est pas sans lien avec l’affaiblissement de la livre turque évoqué plus haut, les rodomontades d’Erdogan vis-à-vis de la Grèce pendant l’été et son rapprochement avec la Russie ayant inquiété les investisseurs. Cette situation conduit plusieurs experts à contester que le dollar soit une valeur-refuge : pour eux c’est plutôt la faiblesse de certaines monnaies qui est en cause. Ainsi, pour l’économiste français Philippe Simonnot, « l’euro faible est de la faute de la BCE » qui a trop tardé à relever ses taux, et trop modestement et le dollar ne serait en quelque sorte que la « moins mauvaise des mauvaises monnaies » dans la conjoncture actuelle.
Par parenthèse, ce rôle de devise refuge profite aussi au franc suisse (CHF) qui, ayant « pris la roue » du dollar, ne cesse de s’apprécier, au grand dam des touristes, mais à la grande satisfaction des travailleurs frontaliers allemands, italiens, autrichiens et surtout français, qui, par rapport à mars 2021 obtiennent seize pour cent d’euros supplémentaires avec un salaire suisse inchangé. Selon les analystes de la banque américaine Citi, la position de valeur-refuge de la monnaie américaine se renforcera encore dans les prochains mois, car elle sera « le seul abri où se cacher » face à la dégradation prévisible de la conjoncture. Ceux de la banque Nomura voient l’euro chuter à 0,9 dollar d’ici fin 2022 et ne remonter vers la parité que fin 2023. De quoi compliquer sérieusement la tâche de la BCE et des gouvernants européens.
Le Big Mac pour calculer le taux de change
Depuis 1986, le Big Mac de McDonald’s, prototype du « produit mondial », est utilisé par le magazine The Economist pour comparer les pouvoirs d’achat dans les 94 pays où il est servi et pour se faire une idée des taux de change pivots entre devises (en faisant l’hypothèse qu’il est très majoritairement cuisiné avec des ingrédients locaux). Pendant l’été 2022, il valait 3,2 GBP à Londres et 23 TRY à Istanbul. Le taux de change calculé à partir des prix nominaux serait donc de 1 GBP = 7,19 TRY. Mais ce calcul (trop) simple ne tient pas compte de « l’effort » fait pour acquérir le burger. En Angleterre, où le salaire moyen est de 20,4 GBP par heure, John peut s’acheter 6,4 Big Mac en travaillant une heure. En faisant de même en Turquie, Mehmet ne pourra se payer que 2,6 Big Mac (le salaire moyen horaire s’élève à 59,73 TRY). Le pouvoir d’achat de John, exprimé en Big Mac, est donc 2,46 fois supérieur à celui de Mehmet. Le taux de change qui assure la parité des pouvoirs d’achat (ou encore les « prix réels », exprimés en temps de travail) est donc finalement de 1 GBP = 17,7 TRY (7,19 x 2,46).
Inflation intra-zone
Cet été, à la frontière franco-espagnole les ventas ont moins fait recette. Ces supermarchés espagnols parfois situés en pleine montagne écoulent toujours autant de cigarettes et d’alcool, les taxes restant plus basses au sud des Pyrénées. En revanche les produits locaux comme l’huile d’olive, la biscuiterie ou la charcuterie, ou encore les couches pour bébés et les produits d’hygiène sont devenus nettement moins intéressants pour les clients français. La raison : depuis 2016, la hausse des prix a été supérieure en Espagne. Jusqu’au début 2022, la différence restait limitée mais depuis février l’écart est passé à 4 points avec une inflation de 10,5 pour cent en rythme annuel en août en Espagne contre 6,5 en France ! Avant 1999, la baisse du cours de la peseta par rapport au franc français aurait rattrapé la différence, mais aujourd’hui les deux pays ont la même monnaie ! Il en résulte une certaine « convergence des prix » dont la clientèle française se serait bien passée. En revanche à l’autre bout du pays, la même situation fait le bonheur des supermarchés français situés à proximité de la frontière où affluent les clients belges !