Début août, la banque suisse UBS a annoncé qu’à partir de novembre, elle prélèverait 0,75 pour cent par an au titre de « frais de dépôt » sur les comptes-courants de particuliers dont les soldes sont supérieurs à deux millions de francs suisses. Pour être spectaculaire, et limitée aux gros patrimoines, cette mesure n’a rien de nouveau en Suisse où plusieurs banques comme Julius Baer ou Pictet l’ont mise en œuvre depuis l’apparition de taux négatifs. Il s’agit en fait de répercuter sur les clients la pénalité de 0,75 pour cent que la Banque nationale suisse (BNS) impose aux dépôts obligatoires que lui confient les banques. Selon le magazine Capital, trente banques allemandes appliquent déjà des taux négatifs à leurs clients privés si leurs dépôts sont supérieurs à 100 000 euros, mais pour l’instant aucun autre pays européen ne semble s’engager dans cette voie.
Ce qui n’empêche pas les banques de ponctionner depuis longtemps les comptes-courants des clients lambda de toutes sortes de frais de gestion un peu partout en Europe, un thème de prédilection pour les associations de consommateurs. De quoi inciter les particuliers à y laisser le moins d’argent possible.
Mais le niveau général des taux d’intérêt décourage aussi l’épargne bancaire (du type compte à terme ou livrets) et certains placements financiers comme les obligations. Les titres d’État sont particulièrement touchés puisque certains pays peuvent désormais emprunter à taux négatifs, quelle que soit la durée, comme l’Allemagne. Restent les actions : toutes les études montrent que sur longue période elles constituent le placement le plus rentable, en combinant le beurre (les dividendes) et l’argent du beurre (la plus-value de revente) malgré les coûts inhérents à la gestion d’un portefeuille. Pourtant, en raison de la volatilité des marchés, les investisseurs s’en détournent. En France, la diminution du nombre d’actionnaires individuels a commencé dès le début des années 2000 et leur nombre a été divisé par deux en moins de vingt ans !
Dans ces conditions, les investisseurs particuliers sont de plus en plus tentés par l’acquisition de biens réels, en premier lieu l’immobilier. Au Luxembourg les actifs immobiliers (résidence principale comprise) représentaient en 2017 quelque 671 000 euros par ménage, soit près de 78 pour cent de leur patrimoine moyen, contre seulement 132 400 euros d’actifs financiers, soit cinq fois moins. Une trop grande exposition des ménages à l’immobilier est un souci pour les autorités de tutelle mais il est difficile de les détourner d’un placement classique qui est surtout recherché pour sa valeur d’usage (l’habitation). Car, contrairement à une idée reçue, ce que l’on appelait autrefois « l’immobilier de rapport » est minoritaire, et sa rentabilité décline également.
Ce que craignent surtout les professionnels de la finance, c’est que la situation actuelle ne conduise certains épargnants à se tourner vers des achats d’or, de diamant, de montres de luxe, de vin mais aussi de vieux manuscrits ou de voitures anciennes. Le phénomène est perceptible mais son ampleur reste difficile à évaluer. La liste de ces placements alternatifs s’allonge continuellement, tout comme celle des sociétés qui en proposent. Certains, comme les timbres, les bijoux ou les œuvres d’art figurent de toute éternité dans le patrimoine des ménages, pas forcément les plus fortunés. En revanche le vin et les voitures, qui ont actuellement le vent en poupe, sont des supports plus récents donc moins familiers. Que dire alors des terres rares ou du cannabis ? En effet, selon l’autorité française des marchés financiers (AMF), on rencontre aujourd’hui des propositions d’achat de pieds de cannabis ou de parcelles de plantation. En revanche, les métaux précieux ne font pas partie des « biens divers ». Pourtant l’or, dont le cours a augmenté de plus de trente pour cent en un an, est de loin la valeur-refuge physique la plus traditionnelle pour les ménages.
La plupart du temps, ces placements ne procurent aucun rendement régulier (comme des intérêts ou des loyers) mais on peut espérer céder les biens avec une plus-value. À l’heure où l’épargne bancaire et les instruments financiers ne génèrent plus qu’un rendement négligeable, quand il n’est pas négatif, et avec des perspectives très modestes voire inexistantes (comptes à terme, livrets) de revente avec profit, le choix est vite fait.
Les Anglo-Saxons parlent d’« emotional assets ». Dans un monde de plus en plus virtuel, marqué par une financiarisation croissante de l’économie et de la société, la détention d’objets tangibles et visibles a un côté rassurant. Pour certains biens, cette possession permet de joindre l’utile à l’agréable et constitue un réel plaisir, par essence difficile à évaluer, pour des amateurs qui sont souvent des collectionneurs. Ce type de satisfaction ne se rencontre pas dans la détention d’instruments financiers.
Selon les indices spécialisés, les principales classes d’actifs atypiques offrent des opportunités alléchantes en termes de plus-values. Le plus connu d’entre eux, le Knight Frank Luxury Investment Index (KFLII), qui est pourtant loin de représenter le vaste spectre des investissements en biens réels, a augmenté de 126 pour cent entre 2007 et 2017. Sur les dix classes d’actifs qu’il synthétise, huit ont connu des hausses parfois spectaculaires, avec un pic à 334 pour cent pour les voitures anciennes, suivies du vin (192 pour cent), des pièces de monnaie (182 pour cent), des bijoux (138 pour cent) et des timbres (103 pour cent). Les œuvres d’art, les montres et les diamants ont connu des progressions moindres (entre 69 et 78 pour cent) mais appréciables. Seuls les meubles et les céramiques chinoises ont vu leurs valeurs baisser.
La valorisation de ces indices traduit l’engouement des investisseurs mais la présentation des résultats sur dix ans dissimule cependant une forte volatilité. La détention de biens divers tels que les objets d’art et de collection bénéficie parfois d’une fiscalité avantageuse et le ticket d’entrée est plus modeste qu’on pourrait le penser : ainsi en France 80 pour cent des ventes d’art portent sur des objets valant moins de 5 000 euros.
Les régulateurs ne « stigmatisent » pas les produits atypiques dans leur ensemble, ni même certains biens en particulier, cherchant surtout à contrôler les conditions de leur commercialisation, avec de possibles risques d’escroquerie.
À cet effet ils multiplient les mises en garde générales, attirant l’attention des épargnants sur le fait que des rendements élevés, parfois présentés de manière fallacieuse, ne peuvent correspondre qu’à des risques également élevés, en termes de perte du capital mais aussi de liquidité, un critère souvent négligé par les épargnants. Ponctuellement, ils diffusent des avertissements sur des biens divers « à la mode », soit totalement inédits, soit plus anciens mais qui reviennent en grâce périodiquement comme le diamant d’investissement : déjà mis en cause dans les années 1970 et 1980, il a été le premier support d’arnaques en 2018 selon l’AMF, pour qui « la connaissance est la meilleure des préventions », invitant les épargnants à n’investir que dans des produits qu’ils connaissent, dont ils comprennent le fonctionnement et pour lesquels ils disposent de l’information adéquate.
Plusieurs points posent habituellement problème. À commencer par la liquidité des biens, qui est le plus souvent surestimée. Au contraire, la volatilité de leurs performances est soit dissimulée en prenant un cadre temporel approprié, soit minorée. Or, tandis que la volatilité des marchés financiers est bien appréhendée et peut même être prévue, celle des biens réels est beaucoup plus difficile à estimer avec des valeurs futures qui dépendent de facteurs très variés, parmi lesquels les effets de mode ne sont pas les moindres.
La question des frais est souvent passée sous silence, alors qu’ils peuvent être proportionnellement plus élevés que pour les instruments financiers : il s’agit notamment de frais de stockage (éventuellement dans des « ports francs » pour des raisons fiscales, de sécurité ou de qualité) et d’entretien auxquels il faut ajouter des cotisations d’assurance. Pour une caisse de vin, il faut ainsi compter 18 euros par an pour le stockage et 0,4 pour cent pour l’assurance.
Mais les régulateurs alimentent aussi des « listes noires » d’intervenants douteux. En effet pour acquérir des biens divers les épargnants ne passent généralement pas par le truchement de professionnels de la finance, réputés pour leur méfiance vis-à-vis de ces placements, même si plusieurs affaires récentes ont impliqué des conseillers indépendants.
La plupart du temps les investisseurs potentiels cherchent eux-mêmes sur Internet les sites qui proposent des biens divers. Ils peuvent aussi être démarchés au téléphone, par mail ou à l’occasion de salons. Dans tous les cas ils sont livrés à eux-mêmes et vulnérables aux sollicitations et stratagèmes de personnes ou de sociétés peu scrupuleuses mais qui disposent d’un réel savoir-faire commercial. L’AMF a révélé que, sur les six premiers mois de 2019, 84 des 114 nouveaux sites internet frauduleux qu’elle a repérés commercialisaient des biens divers !
Les mises en garde s’avérant souvent insuffisantes pour contrecarrer l’appât du gain, il a fallu dans certains pays recourir à la loi et au règlement. Ainsi, depuis une loi de décembre 2016, l’AMF est autorisée à réguler les biens divers en dépit de leur caractère intrinsèquement non-financier. Il a été créé un statut d’« intermédiaire en biens divers » faisant obligation aux plates-formes de commercialisation de s’enregistrer auprès de l’AMF, qui publie leur liste.
Mais à la mi-août, cette dernière ne comportait que six noms, presque tous dans le vin, alors qu’au même moment la « liste noire des sites proposant d’investir dans des biens divers » comportait 228 noms ! Les professionnels honnêtes en biens divers, qui constituent heureusement la majorité de l’espèce, pestent contre les agissements des escrocs qui portent atteinte à la réputation et à l’attractivité de tout le marché d’un bien donné. En France, l’intérêt pour les manuscrits a chuté après l’affaire Aristophil qui a éclaté en 2015 (18 000 épargnants floués pour un montant investi d’environ 850 millions d’euros, 1,2 milliard avec les intérêts).
Mais certains se plaignent aussi du comportement des acheteurs. À proximité de Lyon le gérant de GT Spirit, le plus grand showroom de voitures de collection en France (plus de 150 véhicules sur 3500 mètres carrés) déplore que les nouveaux investisseurs déstabilisent le marché « en achetant n’importe quoi, à n’importe quel prix, du moment qu’ils peuvent en tirer une plus-value ».