En Europe de l’ouest, le flux de migrants en provenance d’Afrique reste soutenu, avec tous les drames qui y sont associés, en particulier en Méditerranée. On sait qu’il s’agit en écrasante majorité de « migrants économiques » à la recherche de meilleures conditions de vie. Mais par ailleurs les statistiques des organisations internationales montrent toutes que l’Afrique est le continent qui enregistre depuis plusieurs années la croissance la plus forte. Comment expliquer ce paradoxe ?
Selon le rapport « Perspectives économiques 2019 », publié mi-janvier 2019 par la Banque africaine de développement (BAD), la croissance des pays du continent a atteint 3,5 pour cent en 2018, comme l’année précédente, et devrait se monter à 4 pour cent en 2019 puis à 4,1 pour cent en 2020. « La situation du continent est bonne et les performances économiques générales de l’Afrique continuent de s’améliorer », a commenté le président de la BAD, le Nigérian Akinwumi Adesina, tout en reconnaissant qu’elles demeurent insuffisantes pour réduire le chômage et la pauvreté.
La croissance démographique de l’Afrique continue de poser problème. Elle reste soutenue, avec une population qui a doublé depuis 1990, passant de 640 millions à 1,3 milliard d’habitants en 2019. Elle devrait être entre deux et trois milliards dans les années 2050 et atteindre 4,4 milliards en 2100. En cause, une mortalité faible, liée à la jeunesse de la population (41 pour cent a moins de quinze ans), et une fécondité très élevée estimée à 4,7 enfants par femme, pour une moyenne mondiale de 2,5.
En conséquence, malgré l’augmentation de la richesse globale, le PIB par habitant ne progresse que faiblement voire régresse dans plusieurs pays. Ainsi en Afrique subsaharienne : Alors que le PIB total a crû de 2,7 pour cent en 2018, le PIB par habitant y a reculé de 0,3 pour cent. Il s’agit d’une moyenne qui masque des baisses plus importantes dans de nombreux pays comme l’Afrique du Sud, l’Angola, le Burundi, le Congo, le Tchad, le Soudan, le Gabon, la Guinée équatoriale ou le Nigéria.
Une situation d’autant plus regrettable que le niveau du PIB par habitant reste faible. En moyenne, il était dans cette région de 3 528 dollars en 2018 contre 16 000 au niveau mondial. Et ce chiffre, pourtant modeste, est tiré vers le haut par des pays comme l’Afrique du Sud, le Botswana ou le Gabon. En réalité, dans nombre d’entre eux la richesse par habitant ne dépasse pas 2 000 dollars, étant parfois inférieure à mille dollars (Niger, Burundi, R.D. du Congo).
Autre conséquence de la pression démographique : la question de l’emploi. La Banque mondiale estime que « la population africaine en âge de travailler devrait passer de 705 millions de personnes en 2018 à près d’un milliard d’ici à 2030. Au rythme actuel de la croissance de la main-d’œuvre, l’Afrique doit créer chaque année environ douze millions de nouveaux emplois pour contenir l’augmentation du chômage ».
Un pari difficile au vu des faiblesses bien connues des économies africaines. L’industrie y est peu présente, malgré des programmes ambitieux. Les économies restent très dépendantes de l’agriculture, qui pèse en moyenne trente pour cent du PIB, de sorte que le changement climatique et ses conséquences (sécheresses, tempêtes et inondations) risquent de les frapper plus durement qu’ailleurs. De ce fait, les déplacements de personnes, internes à l’Afrique comme vers l’extérieur, seraient désormais en majorité des « migrations climatiques ».
L’économie informelle occupe une place considérable (le FMI estime qu’elle représente de 25 à 65 pour cent du PIB selon les pays) et la Banque mondiale craint que la plupart des emplois nouveaux soient créés dans ce secteur, « où la productivité et les salaires sont bas et le travail précaire, rendant l’objectif d’éradication de l’extrême pauvreté d’ici à 2030 difficile à atteindre ».
Dans un autre rapport, publié en juin 2019, la Banque mondiale avait pourtant noté que sur les 64 États classifiés « à bas revenus » en 2001 (c’est-à-dire affichant un revenu annuel par habitant égal ou inférieur à mille dollars), trente, dont de nombreux pays africains, étaient aujourd’hui passés dans le groupe des économies dites « à revenu intermédiaire », portées notamment par une croissance rapide, elle-même favorisée par l’augmentation des prix des matières premières énergétiques, des métaux et des produits agricoles.
De la sorte, les recettes fiscales des États pauvres ont augmenté et ils ont aussi bénéficié des opérations d’annulation de dettes des années 2000. L’assainissement des comptes a permis d’accroître les dépenses sociales et les investissements dans les infrastructures. L’accès à l’électricité s’est amélioré, passant de 30 à 53 pour cent de la population, les moyens de communications se sont accrus grâce au développement rapide du téléphone mobile, et les taux de scolarisation ont nettement augmenté. La Banque mondiale insiste aussi sur les bénéfices de l’intégration commerciale. Ainsi en Afrique de l’est quelques accords régionaux (Burundi, Kenya, Rwanda, Tanzanie, Ouganda, par exemple) ont stimulé les échanges et permis d’attirer davantage d’investissements étrangers.
Mais la dynamique semble enrayée. Les 34 pays toujours catalogués les plus pauvres de la planète n’auraient plus que de faibles chances d’accéder au niveau supérieur de « pays à revenu intermédiaire ». Ils abritent moins d’un dixième de la population mondiale mais quarante pour cent des personnes vivant dans l’extrême pauvreté. Et la grande majorité d’entre eux se trouve en Afrique.
Pour couronner le tout, il n’est guère question de « croissance inclusive » en Afrique. C’est-à-dire que le développement est loin de profiter au plus grand nombre, avec des inégalités de revenus considérables. Le coefficient de Gini, qui mesure leur dispersion, est supérieur à 0,5 dans neuf pays africains, contre aucun en Asie, en Océanie, en Europe et seulement quatre en Amérique latine. Au Luxembourg, le coefficient est inférieur à 0,3.
D’un côté, une masse considérable de pauvres. 41 pour cent de la population d’Afrique subsaharienne vit avec moins de 1,9 dollar par jour, seuil de l’extrême pauvreté, alors que cette proportion n’est que de douze pour cent en Asie du sud et quatre pour cent en Amérique latine et aux Caraïbes. Plus de la moitié des très pauvres de la planète (56 pour cent précisément) habitent dans cette région du monde, et ce pourcentage tend à augmenter ! Les projections indiquent qu’il pourrait être de 90 pour cent en 2050 !
De l’autre, selon le cabinet anglo-américain Wealth-X, sur les dix pays qui enregistreront la plus forte croissance du nombre de millionnaires en dollars de 2018 à 2023, figurent trois pays africains, dont les deux premiers du classement, le Nigéria et l’Égypte avec respectivement +16,3 pour cent et +12,7 pour cent, tandis que le Kenya se classe 7e avec +9,8 pour cent. Quant au cabinet britannique New World Wealth, il prévoit une croissance de sept pour cent par an du marché du private banking en Afrique pour les huit prochaines années. Il est notoire qu’un grand nombre de fortunes africaines sont issues de la corruption. Selon l’hebdomadaire britannique The Economist, la Chine, qui avait pourtant promis quelque soixante milliards d’aides et de prêts à l’Afrique en septembre 2018, a depuis annulé plusieurs grands projets en Tanzanie et au Kenya dont les coûts avaient dérapé à cause de la corruption des élites locales.
Si l’on ajoute que sur les 38 pays du monde ayant le plus faible Indice de Développement Humain (inférieur à 0,55 pour un maximum de 1, le Luxembourg étant à 0,904), 34 sont situés en Afrique, on comprend mieux pourquoi les forces vives de ces pays continuent de choisir le chemin de l’exil.