L’annonce par Facebook du lancement prochain de sa monnaie virtuelle Libra (d’Land du 5 juillet) a provoqué des réactions aussi virulentes qu’inattendues, tant la nouvelle était attendue depuis des mois voire des années. Elle s’inscrit en effet dans le processus déjà ancien de pénétration des services financiers par des entreprises venues des secteurs les plus divers : historiquement les constructeurs automobiles puis les distributeurs et plus récemment les opérateurs de téléphonie mobile ont créé des filiales proposant une gamme plus ou moins large de services. Dans un monde numérique où la finance est intimement liée à la technologie, il était inévitable que Facebook, qui avec ses applications WhatsApp, Messenger et Instagram compte près de 2,5 milliards d’utilisateurs sur la planète, échappe à cette tendance. D’ailleurs Messenger permet déjà d’effectuer des virements aux États-Unis et WhatsApp teste un service similaire en Inde.
Mais cette fois, les opposants au projet ont réagi rapidement et n’y sont pas allés avec le dos de la cuillère. Plusieurs membres du Congrès américain ont demandé à Facebook de retarder sa mise en œuvre, le temps d’examiner son impact possible. Le 20 juin dernier, Nicolas Théry, le président du Crédit Mutuel, une des plus grosses banques françaises et Daniel Cohen, un économiste réputé, co-signaient dans Le Figaro une tribune où ils écrivaient « qu’une monnaie Facebook recueille l’accord, même implicite, des banques centrales et des gouvernements dépasse l’entendement », les appelant au contraire à faire barrage à ce projet sous peine de voir émerger « un monde de monopoles totalitaires », rien de moins. Dès que les consommateurs accorderont leur confiance à cette nouvelle monnaie « le drame pourra surgir » concluaient-ils sombrement.
Quant à Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie 2001, il considérait dans un article publié en début du mois dans The Guardian juillet qu’« il faudrait être fou pour confier son bien-être financier à Facebook », dont l’initiative « en dit long sur ce qui ne va pas dans le capitalisme américain du 21e siècle ».
Ces réactions s’expliquent par la conviction ancrée chez leurs auteurs que le « libra » aura un caractère fortement disruptif sur la finance mondiale. Est-ce vraiment le cas ? Le projet, bien qu’encore imprécis sur de nombreux points, est tout de même suffisamment avancé pour qu’on puisse tenter une réponse.
La nouvelle monnaie, qui doit être lancée courant 2020, s’appuiera comme le « bitcoin » sur la technologie blockchain, mais dans une version développée spécialement par le groupe de Menlo Park depuis plus d’un an. Facebook en a confié la gouvernance à une entité indépendante, l’association Libra, basée à Genève mais gérée depuis la Californie. Elle est actuellement composée d’une trentaine d’entreprises, dont de nombreux poids lourds de la finance et de la technologie, principalement américains, comme Mastercard et Visa (cartes bancaires), PayPal et Stripe (systèmes de paiement), des fonds de capital-risque (Andreessen Horowitz et Union Square Ventures), la plateforme de microcrédit Kiva, le site de cryptomonnaies Coinbase et les opérateurs télécoms Iliad-Free et Vodafone. Mais on y trouve aussi les plateformes de VTC Uber et Lyft, Booking, eBay et Spotify, l’association Women’s World Banking et même l’ONG Mercy Corps. On ne compte actuellement aucune banque, ni aucun grand acteur issu des pays émergents. L’association vise un effectif de cent membres, tous engagés à investir au moins dix millions de dollars dans l’aventure.
L’association Libra est supposée créer « une réserve comprenant des actifs de première qualité, des bons du Trésor des plus grandes banques centrales et un panier de devises comme le dollar, l’euro, la livre sterling ou le yen » à laquelle la nouvelle monnaie sera adossée, ce qui permettra d’en garantir la valeur et de la préserver de la volatilité.
En dehors des adeptes de Facebook dans les pays développés, le plus souvent déjà bancarisés, le projet cible ceux qui vivent dans des pays affligés d’une grande instabilité monétaire et les personnes exclues du système bancaire pour diverses raisons, dont certaines sont cependant déjà sur Facebook surtout dans les pays émergents. Il s’agira pour tous d’un nouveau mode de paiement en dehors des circuits bancaires traditionnels, amorçant un nouvel écosystème financier mondial, affranchi de la barrière des différentes devises. Pour des partenaires tels que Uber, Spotify ou Booking, « libra » devrait faciliter la pénétration de nouveaux marchés mal desservis en termes de systèmes de paiement. Elle permettra aussi de développer les micro-transactions (quelques centimes ou euros d’achat dans des jeux en ligne ou pour un article de presse par exemple).
Le succès de « libra » ne fait guère de doute, en raison de ses nombreux atouts : la masse énorme des personnes intéressées, l’acceptation sur un grand nombre de sites marchands mais aussi dans des magasins « en dur », la modicité des tarifs de virements internationaux et la stabilité, qui fait par exemple défaut au bitcoin. « Libra » deviendra sans peine la première monnaie virtuelle du monde : si seulement un dixième des dépôts bancaires de tous les Occidentaux était aujourd’hui converti en « libras », l’encours de la nouvelle monnaie dépasserait les 2 000 milliards de dollars.
Les économistes, les banquiers et les parlementaires qui s’opposent au « libra » sont convaincants quand ils évoquent les risques de « perte de la maîtrise de notre intimité numérique » au profit des Gafa, car pour Messieurs Théry et Cohen « le monde de la simplicité technologique ne doit pas nous abuser sur les vraies intentions de ces multinationales » et surtout de Facebook dont la réputation a été sévèrement entachée par le scandale Cambridge Analytica. C’est un point faible du projet car les consommateurs pourraient ne pas vouloir confier leur argent à un réseau social déjà plusieurs fois convaincu de divulgation de leurs données. Par voie de conséquence les commerçants seraient aussi réticents à adopter la nouvelle monnaie alors que leur participation est la clé de son succès.
Les critiques sont également fondées quand elles pointent le risque élevé de blanchiment, déjà avéré pour le bitcoin. Elles le sont déjà moins quand elles mettent en garde les pays en développement, qui verraient « privatiser une partie de leur masse monétaire et d’organiser une fuite des capitaux vers une pseudo-banque centrale installée en Suisse » (Théry et Cohen). En revanche elles paraissent exagérées (pour le moment) quand elles évoquent le risque systémique qui serait lié à l’apparition d’une monnaie privée échappant à tout contrôle.
Selon Marc Zuckerberg le « libra » sera une « alternative crédible aux monnaies traditionnelles », ce qui laisse entendre qu’elle pourrait être utilisée à la place des monnaies existantes en se positionnant comme une nouvelle devise sans existence physique. En fait, cette ambition pourrait être contrariée faute de prévoir un vrai mécanisme de création monétaire, le « libra » apparaissant alors comme un simple complément et non comme un substitut.
Historiquement, le privilège de « battre monnaie » était réservé au pouvoir politique et aux instituts d’émission qui en étaient l’émanation (l’idée d’une banque centrale indépendante n’effleurait personne). Il s’agissait alors de monnaie fiduciaire, donc de pièces et de billets. C’est toujours le cas aujourd’hui mais, avec le développement de la monnaie scripturale, qui représente aujourd’hui plus de 90 pour cent de la masse monétaire, le pouvoir de création s’est déplacé vers les banques, sous l’autorité régulatrice d’une banque centrale. La création de monnaie scripturale par les banques se fait selon le mécanisme bien connu « loans make deposits », où la distribution de crédit joue un rôle-clé.
Or le « libra », dans sa configuration actuelle, se présente surtout sous la forme d’un porte-monnaie électronique nommé Calibra (filiale de Facebook, enregistrée comme établissement de paiement) qui est un sous-ensemble de la monnaie scripturale bancaire. Selon un officiel de la Banque de France, « libra » est d’ailleurs « plutôt un moyen de paiement que de la création monétaire ». Et même avec une vocation délibérément internationale et des milliards d’adhérents potentiels elle ne pourra concurrencer les autres devises. Dans un document publié en février 2019, la FED de New York soutient que « les cryptomonnaies, lancées pour bouleverser les structures de paiement traditionnel dans les monnaies officielles, ne vont pas remplir les critères pour jouer un rôle international dans un proche avenir » notant que la suprématie du dollar dans les paiements intérieurs et extérieurs n’est pas près d’être entamée.
La création ex nihilo de « libras », en tant que monnaie scripturale, impliquerait que l’association se transforme en banque et accepte de ce fait l’autorité d’une banque centrale (reste à savoir laquelle). La régulation est bien au cœur du problème. Benoît Coeuré, membre du directoire de la BCE, auquel le G7 a confié mi-juin la direction d’un groupe de travail sur les crypto-actifs adossés à des devises (comme le « libra »), a prévenu le 7 juillet qu’il était « hors de question » de laisser les géants du numérique développer des monnaies privées en dehors de toute réglementation, comme on a pu les laisser le faire pour leurs activités commerciales, qui ont pu prospérer grâce à un vide réglementaire total.
Mais certains pensent que les autorités mondiales de régulation monétaire, très éparpillées, ne pèseront pas lourd face « au plus grand État du monde, déjà peuplé de plus de 2 milliards de personnes », qui, comme tout État qui se respecte, entend affirmer sa souveraineté en battant monnaie, si possible sans contrôle excessif. En ce sens, le projet de monnaie de Facebook est bien « un test de crédibilité des gouvernements et des banques centrales ».
M. Coeuré se veut rassurant. La bienveillance des autorités s’expliquait selon lui par le fait que les projets de monnaies privées présentés jusqu’ici étaient de petite taille et expérimentaux, et qu’on pouvait « les laisser se développer dans le bac à sable en attendant de voir ». Cette période est terminée puisque dorénavant « on a un éléphant dans le bac à sable ». Un premier rapport sur le sujet sera publié lors de la réunion des ministres des Finances du G7 prévue les 17 et 18 juillet à Chantilly.