Gouverner c’est prévoir, écrivait Émile de Girardin au XIXe siècle. L’auteur est oublié mais l’expression a fait florès et si le personnel politique semble avoir quelque mal à l’appliquer, les entreprises se préoccupent beaucoup de savoir de quoi sera fait leur futur, en s’intéressant spécialement à la manière dont vont évoluer les attitudes et les comportements de leurs clients.
Dans les services financiers, où les relations s’inscrivent dans la durée, il est crucial de bien appréhender la clientèle des jeunes. Dans la banque de détail les études sur les millenials se sont multipliées. En gestion privée, la « clientèle de demain » peut se diviser en deux catégories. D’une part ceux qui, partis de rien ou presque, seront les millionnaires voire les milliardaires des prochaines décennies (par essence, on ne sait pas encore de qui il s’agit) et de l’autre côté ceux qui vont hériter de fortunes déjà constituées : en principe ils sont déjà connus.
Rien ne dit, dans l’un et l’autre cas, que cette nouvelle génération de riches se comportera de la même manière que la précédente, notamment dans le domaine financier. C’est pour explorer cet aspect des choses que Credit Suisse, en collaboration avec la Young investors organization (YIO) a publié mi-mai 2019 un rapport* consacré aux personnes destinées à prendre les rênes d’une entreprise fondée par leurs parents ou leurs aïeux, et à celles qui devraient hériter d’au moins une partie de la fortune accumulée par les générations précédentes. Le document de 137 pages révèle leurs opinions sur la famille, l’entreprise, la fortune et l’héritage. Il analyse en outre la portée du changement générationnel en cours pour le secteur de la gestion de fortune.
80 pour cent des 200 personnes de l’échantillon de la prochaine génération de propriétaires et dirigeants sont nées entre 1977 et 1995 (Génération Y) et ont donc entre 24 et 42 ans. On y compte 55 pour cent d’hommes et 73 pour cent de célibataires. Ils vivent surtout en Europe (31 pour cent) et en Asie (29 pour cent) mais nombreux sont ceux qui se partagent entre plusieurs pays ou continents. Parmi ceux dont l’activité peut être définie clairement, vingt pour cent se disent encore étudiants, autant sont entrepreneurs, tandis que quarante pour cent travaillent dans l’entreprise familiale (pour la plupart au niveau de la direction) et vingt pour cent dans une autre société. Pas loin des deux tiers (62 pour cent) appartiennent à la deuxième génération de riches : ce sont donc leurs parents qui ont créé la richesse de leur famille. Ils semblent divisés sur leur intention de reprendre l’entreprise familiale : ceux qui comptent le faire se préoccupent des conditions de la succession mais aussi de leur capacité à faire fructifier l’héritage et à laisser une trace dans la société en général.
Les membres de nouvelle génération sont quasi-unanimes à porter de l’intérêt à la gestion de la fortune familiale, deux tiers des sondés se disant même « très intéressés ». C’est un domaine dans lequel ils désirent avoir une discussion intergénérationnelle plus soutenue et ouverte avec leurs aînés : 59 pour cent expriment ce souhait et un peu plus des deux tiers pensent que le recours à davantage d’outils de communication serait utile dans leurs familles « pour favoriser une conversation productive ».
39 pour cent sont déjà impliqués dans la gestion du patrimoine familial, une tâche pour laquelle ils sont plus de la moitié (54 pour cent) à penser avoir les connaissances et les compétences pour le faire avec succès. Huit pour cent pensent même les posséder à un haut niveau, contre dix pour cent qui admettent ne pas les avoir du tout.
C’est sans doute à cause de cela que, dans leurs relations avec leurs conseillers, une écrasante majorité de 63 pour cent souhaite être seulement « lightly advised ». Derrière ce terme se cache une formule banale : ils prennent la décision finale sur la base des recommandations d’investissement qui leur sont fournies. 27 pour cent préfèrent faire directement leurs choix de placement et les faire valider ensuite par un conseiller. Cinq pour cent sont entièrement « self-directed ».
Dans tous les cas un minimum de connaissances financières sont nécessaires : le problème est que les réponses à une autre question importante laissent planer de sérieux doutes à ce sujet. Sur dix véhicules d’investissement proposés, il n’existe que deux cas où le pourcentage de personnes déclarant en avoir une connaissance excellente est supérieur à la proportion de ceux qui avouent qu’elle est faible. Il s’agit des actions (rapport 40-23) et à moindre titre des obligations (32-19), donc les supports les plus classiques.
Dans tous les autres cas, les modestes connaissances l’emportent, parfois de peu comme pour l’immobilier (écart de cinq points) mais le plus souvent avec des écarts importants. C’est dans le domaine de l’investissement durable que les excellents connaisseurs sont les moins nombreux (huit pour cent) tandis que 56 pour cent admettent mal le maîtriser.
Il existe ici un décalage important entre l’intérêt porté à l’« impact investing » et la connaissance des produits. Près d’un quart des sondés y ont déjà souscrit, et 62 pour cent déclarent être intéressés sans pour autant y avoir encore investi. Un résultat sans surprise, dans la mesure où il s’agit là d’une forme d’investissement « dans l’air du temps » et populaire auprès des jeunes, toutes catégories sociales confondues. De plus les héritiers souhaitent majoritairement « participer à la création de solutions concrètes au profit des générations futures » et ne pas seulement devenir de meilleurs entrepreneurs, mais également des acteurs du changement social.
Leur ignorance relative des produits est plus étonnante car il s’agit d’un thème où l’information est abondante et facilement accessible. De plus, ces lacunes ne semblent pas près d’être comblées, car, invités à dire sur quels points ils aimeraient en apprendre davantage, ils citent en premier, à hauteur de 25 pour cent, le private equity, domaine où pourtant un sur cinq déclare être déjà au top et où les « ignorants » ne sont finalement pas très nombreux par comparaison avec d’autres investissements. Même constat pour les marchés émergents et pour l’immobilier qui recueillent respectivement quatorze et douze pour cent de citations. En revanche, les sondés ne paraissent pas chercher à en savoir plus dans des domaines bien moins maîtrisés : ainsi ils ne sont que dix pour cent à citer les hedge funds et la même faible proportion mentionne l’investissement durable.
Sachant que la moitié des répondants ont déclaré qu’ils souhaitaient avant tout « accroître leur richesse grâce à des investissements », leurs lacunes font craindre que leurs choix ne soient pas les plus pertinents. Tout en respectant leur désir d’autonomie, les professionnels ont donc un gros travail de pédagogie à faire à l’égard de cette population. À l’image de certains family offices, de grands établissements ont d’ailleurs construit depuis plusieurs années des programmes d’éducation financière pour les enfants de leurs clients fortunés. Le plus connu est celui de JPMorgan Private Bank, dont la méthodologie, développée en partenariat avec l’American association of economic educators, a été résumée dans un livre-guide pratique intitulé « Teaching your children about wealth : a guide for parents and grandparents ». Lancé aux États-Unis en septembre 2018, il est désormais déployé dans le monde entier.
Chef d’orchestre
L’étude montre que la nouvelle génération de riches héritiers reste très classique dans son recours à des prestataires de conseil avec une majorité préférant passer par un professionnel exerçant dans un établissement bancaire et seulement un sur six privilégiant des conseils de non-professionnels (cercle familial et amical). Cela étant, le métier de gestionnaire de fortune devra évoluer et passer d’un rôle fondé sur le savoir-faire financier à une fonction plus large de « chef d’orchestre de réseau » dans toutes les phases de la vie. En effet, 41 pour cent des personnes interrogées disent souhaiter bénéficier d’un conseiller personnel pour les aider à identifier ou à répondre à leurs besoins non financiers (philanthropie comprise). Une « relation étroite » serait la première qualité recherchée chez un gérant de fortune, avec 28 pour cent de citations, juste devant la palette des investissements qu’il peut proposer (27 pour cent) et son « track record » (23 pour cent). En revanche seulement quatre pour cent jugent déterminante sa compétence en matière digitale. gc