Laura Thorn défend les couleurs du Luxembourg à l’Eurovision, un concours où la musique flirte avec la politique

Une poupée rose dans un monde en tension

Foto: Laura Alma Bengtsson
d'Lëtzebuerger Land vom 16.05.2025

Au moment où le Land part sous presse, Laura Thorn et ses danseurs s’apprêtent à monter sur la scène de la St. Jakobshalle, à Bâle. La représentante du Luxembourg à l’Eurovision Song Contest (ESC) se produit ce jeudi soir en treizième position de la deuxième demi-finale. Les sites de paris en ligne lui attribuent 71 pour de chances de qualification pour la grande finale de samedi, assez pour figurer parmi les dix artistes sélectionnés. « Je veux être sur scène en finale, le classement ensuite m’importe peu », confie-t-elle au Land cette semaine.

Laura a charbonné ces derniers jours avec la vingtaine de personnes qui l’entourent, les danseurs, l’équipe de RTL et de production. « Les votes en demi-finale proviennent uniquement du public : il faut être actif sur les réseaux sociaux, participer aux événements, répondre aux sollicitations pour gagner en visibilité », explique Laura Thorn. Au début des années 2000, les téléspectateurs découvraient les chansons de l’Eurovision le soir même de la diffusion. Mais avec l’essor des réseaux sociaux, les titres de chaque pays sont désormais dévoilés plusieurs mois à l’avance. Des médias spécialisés ont émergé, nourrissant analyses, pronostics et classements. Les artistes sont aujourd’hui encouragés à jouer le jeu de la promotion, bien en amont du concours.

Malgré la pression et les répétitions qui s’enchaînent, Laura Thorn reste sereine : « C’est vraiment intense, mais il n’y a rien que je n’aime pas faire. » Du haut de ses 25 ans, elle cumule déjà près de vingt années de pratique artistique. « J’ai baigné dans un environnement où la musique était omniprésente. Du côté de mon père, ils sont quasiment tous musiciens, et ma mère, très mélomane, écoute aussi bien de l’opéra – sa grand-mère était artiste lyrique –que de la chanson française. » Dès l’âge de cinq ans, Laura suit des cours de danse et participe à des compétitions. « Je chantais tout le temps, mais j’ai dû attendre d’avoir huit ans pour m’inscrire au conservatoire d’Esch », rembobine-t-elle. Elle commence par le solfège, puis le piano et accumule diverses formations : violoncelle, harmonie, contrepoint, lecture à vue pour cordes et clavier, direction de chœur. L’évidence d’une carrière dans la musique s’impose.

Son bac en poche, Laura Thorn se rend à la journées portes ouvertes de l’Institut royal supérieur de musique et de pédagogie (IMEP) à Namur. « J’avais un très bon niveau en musique classique, un premier prix de piano et ceux en harmonie et contrepoint en préparation. J’allais m’inscrire en solfège et piano. » Par hasard elle découvre que l’Institut propose aussi des cours de chant pop. « En entrant dans la classe, j’ai eu des petites étoiles dans les yeux. C’était comme une révélation. Moi qui ai tant de mal à me décider d’habitude, j’ai su immédiatement que c’était ma voie. J’ai changé mon inscription pour le chant en gardant le solfège. »

Ce changement d’orientation s’avère décisif. C’est en effet par l’intermédiaire de l’un de ses anciens professeurs, Nicolas Dorian (désormais chanteur dans des comédies musicales à Paris) que Laura Thorn est propulsée sur la route de l’Eurovision. Ludovic-Alexandre Vidal (paroles) et Julien Salva (musique), les auteurs de La Poupée monte le son, une chanson calibrée pour la participation luxembourgeoise à l’ESC, cherchent une interprète. Sur la recommandation de Dorian, ils entrent en contact avec Laura.

Tout juste diplômée d’un master en chant pop (elle avait obtenu son master en solfège et pédagogie en 2023), elle accepte sans trop d’hésitation. « Ce n’est pas vraiment mon style de chanson, je préfère la soul. Mais j’ai trouvé stimulant de sortir de ma zone de confort. Et surtout, je me suis dit que si j’entendais quelqu’un d’autre la chanter à la radio, j’aurais de sérieux regrets. » La suite est connue : sélectionnée pour la finale du Luxembourg Song Contest, elle remporte le concours et décroche sa place sur la scène de Bâle. Tout cela dans un moment charnière de son engagement professionnel comme enseignante au conservatoire d’Esch.

« Remporter le concours dépend certes de la qualité de l’artiste, mais la chanson doit aussi s’inscrire dans un contexte culturel et politique européen : la bonne chanson, au bon moment », écrit Nicolas Tanner dans La saga Eurovision (Éditions Favre). La Poupée monte le son s’inscrit dans cette logique. Soixante ans après la victoire de France Gall avec Poupée de cire, poupée de son, déjà pour le Luxembourg, la référence est claire, même le message a forcément évolué. En 1965, France Gall, alors âgée de 17 ans, chantait un autoportrait dont elle ne comprend pas vraiment le sens. La jeune chanteuse innocente est la marionnette d’un auteur et d’une maison de disque qui lui font enregistrer des titres qu’elle n’aime pas et dont la portée la dépasse. Aujourd’hui, affirme Laura Thorn, « les temps ont changé : la poupée n’est plus une marionnette. Elle ne se laisse plus contrôler et elle reprend le pouvoir ».

« Les messages féministes s’inscrivent tout à fait dans l’air du temps, même s’ils restent rares à l’Eurovision, où les chansons servent plus souvent de caisse de résonance aux communautés LGBT », constate Oranie Abbes, face au Land. La chercheuse à l’Université de Lorraine consacre sa thèse au concours. Elle se réjouit qu’une femme s’approprie la scène avec ce type de texte mais relève un décalage entre le fond et la forme : « La direction artistique reste ancrée dans les codes de la poupée classique et mignonne avec du rose, des talons hauts et des notes aiguës. À mon sens, il aurait été intéressant de dépasser ces clichés pour vraiment moderniser la figure de la poupée. »

L’image et la gestuelle font partie intégrante d’un personnage pensé pour séduire un public international, qui ne comprend pas forcément les paroles. Laura Thorn en est consciente : « Dans ma vie privée, je ne suis jamais habillée en rose. Mais, quand je participe à des événements en relation avec l’Eurovision, je porte toujours une touche de rose, pour garder une cohérence avec personnage ». L’idée de personnage fabriqué est justement ce qui a déplu à Oranie Abbes, après la répétition publique de mercredi. Elle regrette « un manque de spontanéité et d’authenticité » et estime que cette façon de « formater la chanteuse comme un produit n’est pas très moderne. » La chercheuse apprécie cependant la performance vocale et l’énergie de la musique « taillée pour faire danser dans les clubs gays ».

On peut penser ce que l’on veut de l’Eurovision : des musiques commerciales, des effets faciles qui galvanisent les émotions collectives, du kitsch, du toc, de la fabrication du rêve. En dépit des sarcasmes, l’Eurovision reste un phénomène suffisamment populaire pour que les chercheurs se penchent sur le sujet. Au fil des décennies, il s’est imposé comme une vitrine grand public pour des contenus « progressistes ». Il offre un espace à une esthétique queer faite d’exagération et d’ironie, tout en servant de tribune à des messages qui bousculent les normes sociales. D’aucuns estiment que la communauté gay a « sauvé » l’Eurovision au tournant du siècle, à un moment où le concours risquait de sombrer dans l’oubli. De la chanteuse trans israélienne Dana International (1998) à l’artiste non-binaire suisse Nemo (2024), en passant par la drag queen autrichienne Conchita Wurst (2014), l’Eurovision a fait entrer des figures queer dans les foyers les plus conservateurs, tout en alimentant les débats sur les droits trans et la non-binarité.

Plus largement, l’ESC demeure, selon le journaliste culturel Jens Balzer, « l’un des derniers rituels de la culture de masse ». En 2024, la finale a rassemblé plus de 160 millions de téléspectateurs, tandis que le hashtag officiel #Eurovision cumulait plus de 8,5 milliards de vues. Il n’est guère étonnant que la scène serve de relais à des messages politiques, même si le règlement stipule que « Les paroles, discours ou gestes de nature politique ou similaire ne sont pas autorisés ».

Oranie Abbes explique que l’origine même du concours est politique : « Le concours a été créé en 1956 dans le but de rapprocher les peuples et de lutter contre les stéréotypes négatifs entre voisins, dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale, puis de la Guerre froide. D’où une véritable portée politique. » L’ESC est bien un espace de soft power, un évènement d’affirmation à l’international, particulièrement utilisé par les plus petits États. Grand ou petit, chaque pays peut profiter de trois minutes de célébrité en étant vu par presque 200 millions de téléspectateurs à travers le monde. C’est aussi ce qui pousse les pays hors de l’espace géographique européen (Australie, Israël, Géorgie, Azerbaïdjan…) à participer.

L’ESC a souvent été le théâtre de revendications, par des chansons porteuses d’un message, qu’il soit explicite ou en sous-texte. Par exemple, en 1980, le Maroc faisait référence au choc pétrolier de 1979. En 1990, cinq chansons étaient consacrées à la chute du mur de Berlin, survenue moins d’un an plus tôt. Les tensions géopolitiques ne sont jamais bien loin de la scène de l’Eurovision. Il reste profondément traversé par les désaccords entre États, comme en témoignent de nombreux incidents au fil des années. En 1978, par exemple, plusieurs pays arabes ont interrompu la retransmission de l’émission au moment de la victoire d’Israël. D’autres ont boycotté les éditions organisées par l’État hébreu. L’espace post-URSS est également un terrain de tensions récurrentes. En 2009, la Géorgie s’est retirée du concours après avoir refusé de modifier les paroles de sa chanson We Don’t Wanna Put In, un jeu de mots transparent sur le nom de Poutine, en référence à l’offensive russe sur les territoires séparatistes géorgiens un an plus tôt. En 2016, deux ans après l’annexion de la Crimée, l’Ukraine choisit un titre évoquant la déportation des Tatars par Staline, provoquant l’ire de Moscou.

L’année suivante, la représentante russe est interdite d’entrée en Ukraine, après avoir donné un concert en Crimée annexée. Depuis 2022, dans le sillage de l’invasion de l’Ukraine, la Russie est exclue de l’Eurovision. Cette année, plusieurs chaînes de télévisions membres de l’Union Européenne de Radio-Télévision (Espagne, Slovénie, Flandres…) ont demandé le retrait d’Israël du concours. Plus de 70 anciens participants ont signé une lettre ouverte, tandis que des pétitions continuent d’affluer. Dans un communiqué, les organisateurs reconnaissent « les inquiétudes et les opinions profondes suscitées par le conflit actuel au Moyen-Orient », mais considère qu’Israël, en tant que membre de l’UER, peut participer.

« In the swiss city where zionism was born 128 years ago, Gaza is now on everyone’s lips », note le quotidien Haaretz. Dimanche, lors du défilé sur le Turquoise Carpet, plusieurs drapeaux palestiniens ont été brandis au passage de la chanteuse israélienne Yuval Raphael. et jeudi, sa répétition publique a été très chahutée. Pour la finale, seuls les drapeaux officiels des pays sont autorisés sur la scène. Exit les bannières régionales, les drapeaux arc-en-ciel ou non-binaires (comme celui qu’avait arboré Nemo l’an dernier). Cette nouvelle directive entend préserver la neutralité de l’événement. Mais comme le souligne Oranie Abbes, « ne pas traiter un sujet, s’affirmer neutre, c’est déjà une position politique ».

Pas de Roude Léiw donc pour la délégation luxembourgeoise, mais le classique drapeau à trois bandes. La semaine de Laura Thorn s’achève sur un marathon aussi enthousiasmant que fatigant. L’après n’est pas encore écrit. La chanteuse rêve « de grandes scènes », peut-être d’un disque et en tout cas de « profiter à fond de chaque moment ».

France Clarinval
© 2025 d’Lëtzebuerger Land