Isabelle Schlesser constate un fort « sentiment d’injustice » chez les jeunes. La directrice de l’Adem évoque aussi le risque (probable) de voir le nombre de ses clients doubler « du jour au lendemain »

«  Un mélange très explosif  »

Foto: Gilles Kayser
d'Lëtzebuerger Land vom 16.05.2025

d’Land : De nombreux jeunes auraient « des attentes parfois irréalistes » et seraient « peu en phase avec les réalités de la vie », avez-vous récemment expliqué aux députés de la commission du Travail. Vous y avez également évoqué les « compétences sociales et humaines qui, hélas, font trop souvent défaut ». Vous semblez un peu dure avec la « Gen Z », non ?

Isabelle Schlesser : Je dis également que les employeurs doivent, eux aussi, évoluer. Ils ne peuvent s’attendre à ce que les nouveaux salariés soient comme les anciens. Un employeur qui suit cette ligne va perdre ses salariés. Tu m’obéis parce que je suis le chef ; c’est fini. Il n’y a que le travail qui compte dans la vie ; c’est fini aussi. Ceci étant dit, même les employeurs qui évoluent avec leur temps nous disent qu’au niveau de l’interaction sociale, il y a de vraies lacunes. Les jeunes ont beaucoup de mal à s’exprimer et à communiquer, sauf via une machine. Tous les jours, on entend ces histoires-là. Par exemple des jeunes qui restent quelques heures à leur nouveau poste de travail, puis partent à la pause midi, sans revenir. Ils ne vont même pas poser leur démission. Ils disparaissent simplement...

Financièrement, ils peuvent se permettre une telle désertion ?

Il y a des jeunes incroyables, avec des diplômes incroyables, des compétences incroyables. Ils ont effectivement le choix. Ils peuvent choisir un employeur, imposer leur salaire, leurs conditions de travail, leurs horaires. Ce sont les jeunes qui font parler d’eux, les digital nomades. Mais on oublie qu’il y a aussi l’autre côté, et que l’écart se creuse. Il y a des jeunes qui n’auront jamais ces choix-là, mais qui croient les avoir. Cela crée un sentiment d’injustice. Et je peux le comprendre : Le marché de l’emploi est beaucoup plus compliqué et difficile pour les jeunes qu’il ne l’était pour leurs parents. Je parle de ceux qui n’ont aucune qualification, qu’on va retrouver au chômage, parfois pour de longues durées. Certains n’acceptent pas les emplois, souvent manuels et parfois de nuit, que nous leur proposons. Chez ces jeunes-là, la frustration est très présente. Il ne se sentent pas intégrés, ils sont jaloux des autres. Ils se sentent laissés de côté par les élites qu’ils voient partout. Cela donne un mélange très explosif, qui me fait quand même peur. Je pense qu’on doit se concentrer sur les plus fragiles et essayer de les amener vers les opportunités. Elles existent, même si ce ne sont pas forcément celles dont les jeunes rêvaient.

Mais l’Adem ne renforce-t-elle pas ce déterminisme social ? Je pense au système, plutôt disciplinaire, des assignations, qui force vos clients à accepter les emplois dits « appropriés ». Vous avez récemment avoué ne pas en être une « fervente adepte ».

Le concept de « l’emploi approprié » existe dans pratiquement tous les pays. Lorsque vous touchez des indemnités de chômage, c’est le contribuable qui paye pour vous. La contrepartie, c’est que vous cherchiez activement un emploi, et que vous acceptiez ceux qui sont appropriés. Cette notion est définie de manière très précise, notamment par le salaire et la distance. À la base, je trouve que c’est absolument logique. Mais dans certaines situations concrètes, l’application de ce principe peut créer des situations qui sont en contradiction avec un autre principe, qui est celui du reskilling et du upskilling. La formation est un axe absolument majeur chez l’Adem. Nous formons de plus en plus ; tous les ans, on explose les chiffres. Or, l’emploi approprié, c’est normalement celui que vous avez exercé auparavant.

Devant la commission du Travail, vous avez cité l’exemple d’une serveuse qui doit accepter un job dans l’horeca, alors qu’elle cherche justement à se réorienter pour avoir plus de temps pour s’occuper de ses enfants.

Il y a énormément d’offres d’emploi dans le secteur de la restauration. Une serveuse qui perd son emploi va donc se retrouver automatiquement avec serveuse comme « emploi approprié ». Si on applique la loi, ce que nous faisons, elle devra accepter un emploi de serveuse. Mais il y a des situations, notamment familiales, ou une personne ne veut ou ne peut plus travailler dans ce secteur.

L’Adem ne peut-elle pas tenir compte de ces situations ?

Non, parce que le règlement actuel exclut les raisons familiales, sauf pour des situations tout à fait exceptionnelles. La demande de changer de métier peut également partir d’une volonté de se former, de monter l’échelle sociale. Et là, les choses se compliquent. Parce que si on permettait à toutes les personnes qui ont travaillé dans la restauration de se réorienter, comment le secteur de l’horeca ferait-il pour continuer à fonctionner ? Je ne suis donc pas favorable à ce que l’on permette à tout le monde de profiter de son année d’indemnités pour se former à toutes sortes de nouveaux métiers.

Concrètement, vous plaidez donc pour des exceptions au système des assignations ?

Oui, une piste serait d’exempter, pour une durée déterminée, les personnes qui souhaitent s’orienter vers les métiers très en pénurie, avec un parcours de formation objectivement faisable, et ceci dans un délai raisonnable. C’est ce que nous appliquons, avec l’accord de notre ministre de tutelle, pour les demandeurs d’emploi qui suivent la formation « 42Luxembourg » proposée par le Digital Learning Hub. Nous testons actuellement les trajectoires possibles : de quel type de métier vers quel type de métier ? L’upskilling est tout à fait faisable, le reskilling aussi, mais les passerelles ne mènent pas de tout vers tout.

Le Luxembourg vient d’entrer dans un nouveau cycle. En 2024, le marché d’emploi a brutalement ralenti. En dehors du secteur public, le taux de croissance a chuté à 0,5 pour cent. C’est une mauvaise nouvelle pour le financement des systèmes sociaux, qui dépend de la croissance continue des cotisants.

Ce qui est très particulier au Luxembourg, c’est que notre système, dans son ensemble, repose sur des taux de croissance de l’emploi très importants, de trois pour cent par an environ. Il ne s’agit pas seulement des systèmes sociaux. Il nous faut également une très forte croissance pour faire baisser le pool des demandeurs d’emploi. Car quand les employeurs recrutent, ils vont loin au-delà des frontières, au-delà du pool des demandeurs d’emploi locaux.

Le repli de l’emploi est surtout perceptible chez les frontaliers. Entre 1986 et 2010, on était sur une croissance annuelle de neuf pour cent. Elle est désormais négative pour l’Allemagne et la Belgique, et quasi nulle pour la France. Le modèle luxembourgeois vient-il de buter sur ses propres limites ? Autrement dit : Les frontaliers en ont-ils marre de passer des heures sur les autoroutes saturées et dans les trains bondés ?

Pour certains, c’est ça. Mais je serais beaucoup plus prudente. De plus en plus de frontaliers viennent s’inscrire chez nous, alors qu’ils n’y sont pas obligés. On est, heureusement, toujours très attractifs, du moins dans certains secteurs. Après, c’est sûr que les frontaliers se voient confrontés à un marché de l’emploi qui tourne moins vite et qui offre moins d’opportunités. Regardez en Allemagne, puisque c’est là où la baisse est la plus prononcée. La situation démographique y est telle qu’il n’y a plus vraiment de chômage. Et les salaires ont également augmenté…

… et ils vont continuer à augmenter. Le nouvel accord de coalition entre CDU et SPD prévoit une hausse du salaire minimum légal à quinze euros, donc quasiment au niveau luxembourgeois.

Oui, même si les cotisations sociales et les allocations familiales ne sont pas les mêmes qu’ici. Mais ce qui est tout à fait certain, c’est que la situation sur le marché de l’emploi dans la Grande Région n’est plus aussi noir et blanc.

Malgré le ralentissement de l’emploi, le taux de chômage n’a pas explosé, contrairement aux attentes.

On est quand même à 18 000 demandeurs d’emploi résidents disponibles ; ce qui n’est pas rien non plus ! Le Statec avance quelques pistes d’explication, notamment que certaines personnes ne viendraient simplement plus s’inscrire à l’Adem. Peut-être parce qu’ils ne voient pas la valeur ajoutée ou qu’ils n’ont pas droit à des indemnités. Cette hypothèse est très difficile à vérifier. Mais si c’était le cas, ce ne serait pas une bonne nouvelle. Car nous menons des actions pour inciter les jeunes à s’inscrire. Nous pouvons leur proposer un accompagnement, un suivi, des formations. Or s’ils ne s’inscrivent pas, ils passent à côté de cette offre.

Un autre facteur pourrait expliquer que le taux de chômage n’a pas augmenté. C’est que parmi les ouvriers de construction licenciés, beaucoup semblent être repartis dans leur pays d’origine.

C’est en tout cas ce qu’on entend quand on parle avec les entreprises. L’économie portugaise marche relativement bien. Il y a évidemment des gens qui, après avoir perdu leur emploi ici, ont reconstruit leur vie ailleurs. D’autres ont changé de métier, et ne sont pas revenus travailler dans ce secteur. Pendant le Covid, nous avons connu le même phénomène dans la restauration.

Plus surprenant peut-être, le secteur de l’informatique enregistre, lui aussi, un recul prononcé de l’emploi. Faut-il y voir un premier symptôme du déploiement de l’intelligence artificielle ?

On ne le sait pas vraiment. Mais quand nous interrogeons les employeurs sur les raisons de cette baisse, la plupart pointent le ralentissement économique général : Les projets informatiques seraient reportés en attendant une meilleure visibilité. En même temps, nous constatons que les compétences liées à l’intelligence artificielle sont de plus en plus demandées. Les développeurs par contre, ne sont plus classés parmi les « métiers très en pénurie ». Être développeur junior, cela ne suffit plus sur le marché de l’emploi luxembourgeois. Des niveaux d’expertise de plus en plus pointus sont demandés, ce qui pourrait bien être lié à l’intelligence artificielle.

Les métiers d’avenir d’aujourd’hui peuvent être obsolètes demain. Que conseillez-vous aux jeunes qui vous demandent ce qu’il faut étudier ?

Je leur dis toujours : Étudiez ce qui vous plaît. Les chances d’obtenir un diplôme, et de l’obtenir rapidement, sont beaucoup plus élevées si on aime ce qu’on étudie. Mais un jeune qui, par exemple, s’inscrit en littérature comparée doit être conscient que ce n’est pas la spécialité la plus demandée actuellement. Il faut donc qu’il sache qu’il ne va pas forcément travailler là-dedans. C’est une réalité qu’un certain nombre de personnes refusent d’accepter. On a des clients qui s’inscrivent à l’Adem, en décrétant : Ce sera tel domaine, et rien d’autre.

Les indemnités de chômage des frontaliers sont pour l’instant encore prises en charge par le pays de résidence. Depuis presque dix ans, l’UE discute sur un éventuel changement de cette règle, et il avait fallu toute l’astuce diplomatique de Nicolas Schmit pour obtenir, en 2018, un délai transitoire de sept ans. Où en est ce dossier ?

Les discussions sont toujours en cours, mais l’idée est toujours celle d’un changement de paradigme. À savoir que sera l’État du dernier emploi qui indemnise directement le demandeur d’emploi. Si cela se confirmait, l’Adem verrait, du jour au lendemain, le nombre de ses clients doubler. La présidence actuelle de l’UE est très active sur ce dossier. On va voir si, d’ici fin juin, il y aura un texte prêt à être voté par le Conseil et le Parlement européens. Pour le Luxembourg, bien sûr, le dossier a un tout autre impact que pour les autres pays ; aucun autre État membre ne compte cinquante pour cent de frontaliers.

C’est un peu cruel : Vous venez de passer douze ans à réduire le ratio entre placeurs et chômeurs, pour le voir exploser de nouveau.

Si, du jour au lendemain, on aura le double de clients à servir, il est tout à fait certain qu’on devra davantage miser sur le digital et moins sur le présentiel.

Et laisser les algorithmes gérer les destins humains ?

Non, il ne s’agit pas du tout de cela ! Je pensais plutôt aux procédures administratives et comptables. Mais il faudra également réfléchir à ce que cela signifie pour le budget de l’État. Il ne suffira pas de multiplier par deux les indemnités à payer. Il faudra également doubler tout l’accompagnement personnalisé.

Bernard Thomas
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