Le 8 février l’hebdomadaire économique français Challenges titrait en une « La disparition du vendredi », à cause du développement du télétravail mais aussi, à moindre échelle, de celui de la semaine de quatre jours qui va le plus souvent du lundi au jeudi. Ce mode d’organisation du travail remonte aux années 1990 mais avait quelque peu disparu des radars, éclipsé par d’autres formules comme le télétravail, lequel a explosé à la faveur de la crise sanitaire.
La « S4J » consiste comme son nom l’indique à ne travailler que quatre jours (consécutifs ou non), pour un salaire et une durée hebdomadaire du travail identiques. Il s’agit donc de produire au moins autant avec le même nombre d’heures réparties sur un nombre de jours réduit de vingt pour cent. Elle est compatible avec le télétravail, mais il s’agit d’un dispositif indépendant surtout conçu pour des travailleurs sur site.
La S4J ne cesse de s’étendre, soit à titre d’expérience, soit de manière définitive, un peu partout dans le monde. En Europe, les pays scandinaves ont fait figure de pionniers, désormais rejoints par beaucoup d’autres. En Allemagne, le puissant syndicat IG Metall l’a inscrite comme « objectif à moyen terme ». En Espagne, depuis l’automne 2021, 200 entreprises de la région de Valencia testent le dispositif. De juin 2022 à février 2023, le Royaume-Uni a organisé une expérimentation nationale nommée « 4 Day Week Global » portant sur plus de 3 300 salariés et 70 entreprises, toutes tailles et secteurs confondus. Au Luxembourg PwC a lancé en juillet 2022 un projet-pilote avec 600 personnes (20 pour cent des effectifs). La société de transport Flibco revendique son statut de pionnière pour sa mise en œuvre de manière durable. En France 400 entreprises et plusieurs grands organismes publics sont déjà définitivement passés à la S4J. Même au Japon, connu pour son « culte du travail », Microsoft l’a testée en août 2019 pour l’ensemble de ses 2 300 employés locaux.
L’essayer c’est l’adopter. Une majorité écrasante (plus de 90 pour cent) des salariés ayant déjà testé la mesure en sont satisfaits. Sur l’ensemble des salariés, des sondages récents montrent qu’entre 62 et 77 pour cent selon les pays seraient prêts à s’y convertir (75 pour cent au Luxembourg). Cet engouement s’explique par la possibilité de mieux équilibrer vie privée et vie professionnelle. Avoir un jour de libre en semaine permet de mieux gérer le quotidien et de mieux profiter du week-end. Selon des chercheurs en neurosciences, la S4J contribue à « préserver nos ressources cognitives », améliore la santé mentale et le bien-être général.
Les salariés qui travaillent sur quatre jours réalisent des économies substantielles sur les dépenses de transport et de garde d’enfants. Des femmes qui travaillaient à 80 pour cent de temps pour s’occuper des enfants dans la semaine sont désormais à plein-temps avec le salaire qui va avec. La S4J n’a pas d’incidence sur la durée des congés. Cerise sur le gâteau : des salariés exclus du télétravail pour des raisons matérielles, et frustrés de ne pas pouvoir en bénéficier, peuvent désormais profiter du temps libre offert par la S4J.
Bien évidemment, si des entreprises acceptent de mettre en place la S4J, c’est qu’elles y trouvent leur compte. Malgré des retours d’expérience encore limités, non seulement la production ne baisse pas mais elle augmente car les gens sont plus reposés et l’absentéisme diminue. Au bout de quelque mois, les managers se déclarent en grande majorité neutres ou positifs sur l’incidence en termes de gestion des ressources humaines. À condition qu’elles ferment un jour de plus par semaine, les entreprises réalisent elles aussi des économies, cette fois sur les coûts variables d’occupation des locaux (consommation d’eau, d’énergie et de papier, nettoyage et restauration).
La S4J permet aussi, de manière plus inattendue, de donner à l’entreprise une image plus dynamique susceptible d’attirer les candidatures. Un enjeu crucial pour les employeurs de pays comme l’Allemagne ou le Luxembourg, confrontés à de graves problèmes de recrutement. En mai 2023, le Commissaire européen à l’emploi et aux droits sociaux, le Luxembourgeois Nicolas Schmit, suggérait de déployer la S4J en priorité « dans les secteurs ayant des difficultés à attirer les nouvelles générations ». Au passage le dispositif permet aussi de fidéliser le personnel existant.
Pour autant, la mise en place de la S4J n’a rien du long fleuve tranquille. Elle se heurte à de nombreux obstacles. Elle n’est pas applicable (ou très malaisément) à certaines entreprises (les plus petites), secteurs (les services) ou fonctions (les cadres). Au sein d’une même entreprise, tous les salariés ne sont pas éligibles ou ne sont pas forcément d’accord (la moitié du personnel chez PwC Luxembourg). « Passer à la S4J quand on est qualifié et qu’on a accès au télétravail a relativement peu d’intérêt », selon l’économiste français Eric Heyer.
De plus, les journées sont plus longues et parfois difficiles pour certains employés, notamment les plus âgés, à l’heure où l’âge de la retraite recule. En effet, même en raccourcissant les pauses, la journée de travail dure 8h30 au minimum et peut aller jusqu’à 10h ou plus. Ce qui fait dire à certains experts que la S4J ne devrait pas être appliquée au-delà d’une durée hebdomadaire de 36 heures. Par ailleurs, la S4J nécessite une nouvelle organisation et un changement dans la culture d’entreprise. Tous éléments qui laissent planer un doute sur l’évolution de la productivité à moyen et long terme.
Certains craignent aussi un détournement du dispositif. Une journée libre en plus permet de faire des heures supplémentaires dans l’entreprise, ce qui est contraire à l’esprit de la mesure, voire ailleurs, avec le spectre du « double job ». Enfin plusieurs expériences menées depuis 2021 ont plus ou moins rapidement tourné court. Pour toutes ces raisons, dans certains pays comme l’Allemagne, le syndicat patronal BDA y est farouchement opposé tandis qu’au Luxembourg, l’UEL se montre pour le moins sceptique. Les syndicats de salariés, comme le LCGB et l’OGBL, ne sont pas chauds. Divergences aussi chez les politiques : le Premier ministre français Attal est un convaincu, contrairement à son homologue britannique Sunak. Nicolas Schmit reconnaît qu’il n’y a pas de position commune en Europe sur cette question.
Les organisations ayant adopté la S4J admettent que son impact sur leurs embauches a été modeste voire nul. Au niveau global, certaines activités sont affectées par un jour de travail en moins chez leurs clients (horeca notamment) tandis que d’autres (secteurs du sport, des loisirs et du bricolage) en tirent profit. L’impact écologique (réduction de l’empreinte carbone) est également discuté, sauf pour les transports, car le volume d’activité reste le même sur quatre jours. Au final, « la S4J reste une rareté » selon le cabinet britannique Hays. Malgré des données lacunaires, on peut estimer que moins de trois pour cent des salariés européens la pratiquent, hors expérimentations.
Dans un sondage publié au Luxembourg en juin 2023 par la plateforme Jobs.lu, 55 pour cent des managers déclaraient ne pas croire à la S4J comme modèle d’organisation du travail. Une proportion voisine de celle (58 pour cent) révélée par Hays en février 2023 au Royaume-Uni. Mais parmi ces derniers, une nette majorité avouaient « qu’ils seraient plus enclins à l’adopter si le personnel passait les quatre jours sur le lieu de travail ». De quoi penser que le recul du télétravail, même partiel, dont beaucoup d’entreprises, à l’image des géants américains de la tech, perçoivent aujourd’hui les limites, pourrait bien favoriser le développement de la S4J. Un motif d’espoir pour ses adeptes.
Un drôle de précédent
Il y a exactement cinquante ans, entre janvier et mars 1974, les Britanniques ont expérimenté à leur corps défendant la Three-Day-Week. Cette mesure drastique avait été décidée par le gouvernement conservateur de l’époque pour faire face à la pénurie de charbon (alors une source d’énergie majeure) due à une grève massive des mineurs entamée en novembre 1973. À la surprise générale, la production industrielle, dont on attendait un effondrement de quarante pour cent en travaillant deux jours de moins par semaine, avait à peine baissé ! Preuve que l’on pouvait-presque-réaliser en trois jours ce qui était auparavant accompli en cinq jours. Dans ce pays, l’idée n’a cessé de prospérer, portée par la New Economics Foundation (NEF), un think-tank fondé en 1986. En février 2010 il avait appelé à une transition graduelle vers une semaine de travail de 21 heures, réparties sur trois jours.